Roderick, le dernier roi des Goths en Espagne, s'était rendu célèbre par ses crimes et ses débauches au commencement du huitième siècle. Épris de la fille du comte Julien, l'un des plus grands seigneurs de l'Espagne, il l'enleva et la renvoya ensuite déshonorée à sa maison.
Le comte Julien était alors en ambassade chez les Maures d'Afrique. Il n'eut pas plutôt appris le malheur de sa fille, qu'il résolut de se venger grandement. Il fit venir sa famille auprès de lui, et promit aux Maures de leur livrer l'Espagne, s'ils voulaient lui assurer leur appui. Sa proposition fut avidement reçue. Le roi des Maures fit partir une armée, sous la conduite du prince Mousa et du comte Julien. Elle débarqua en Espagne, et s'empara de quelques villes avant même que Roderick fût instruit de son approche.
Il y avait auprès de Tolède une vieille tour fermée par plusieurs portes de fer, et qui contenait, disait-on, de grands trésors. Mais depuis longtemps personne n'osait y pénétrer, parce qu'on disait aussi qu'elle était enchantée. Roderick, dont la vie dissolue avait dissipé les finances, ayant besoin d'argent pour lever une armée et courir au-devant des Maures qui s'avançaient à marches actives, se décida à visiter cette tour, malgré les avis de tous ceux qui l'entouraient. Les chroniques racontent qu'après en avoir parcouru le rez-de-chaussée, où il n'avait rien trouvé, il fit briser une porte de fer battu, que plusieurs verrous fermaient solidement. Il descendit alors dans un caveau, où il ne vit qu'un étendard de couleurs variées, portant ces mots : « Lorsqu'on ouvrira cette tour, les barbares s'empareront de l'Espagne. »
Malgré sa stupeur, Roderick passa de là dans une grande salle voûtée, au milieu de laquelle se dressait une statue de bronze, qui, par un artifice magique, selon les uns, par un procédé inexpliqué, selon les autres, frappait le sol d'une massue avec grand bruit.
Il lut à quelques pas, sur la muraille, ces paroles : « Malheureux roi, tu seras détrôné par des nations étrangères. »
Épouvanté, il sortit de la tour sans chercher plus loin, et il en fit refermer toutes les portes.
Cependant les Maures arrivaient à grands pas. Roderick était brave; il marcha à leur rencontre avec une armée vaillante, mais peu nombreuse. La bataille se livra un dimanche au pied de la Sierra-Morena. Elle dura plusieurs jours, et il y eut un si grand nombre de morts qu'on voyait encore au seizième siècle des milliers de croix plantées en terre aux lieux où elle s'était livrée, en l'an 744. L'armée espagnole avait été entièrement taillée en pièces. Roderick, qui n'avait régné que deux ans, disparut si complétement, que l'on crut qu'il avait été emporté par le diable. Ceux de ses fidèles qui cherchaient son corps sur le champ de bataille ne trouvèrent que son cheval et sa couronne au bord du Guadalété. Le bruit se répandit que des anachorètes retirés dans la Sierra-Morena avaient vu des ombres noires entraînant par les pieds un guerrier à demi dépouillé, en qui ils avaient cru reconnaître Roderick. Ils avaient vu aussi s'élever contre lui le spectre de la fille du comte Julien, qui venait de mourir précipitée du haut d'une tour, et qui demandait vengeance. Cette scène peut n'être qu'une vision; elle indique toutefois l'horreur qu'inspirait le dernier roi des Goths.