Je n'ai pas voulu quitter Tarascon sans rendre visite à la Tarasque, ce monstre vaincu par sainte Marthe. Il est grandement logé, aux frais de la ville, dans une vaste remise tout auprès du château; il est horrible.
C'est un dragon monstrueux, portant sur le dos une carapace hérissée de pointes aiguës; ses pattes sont armées de grosses griffes; sa tête est un affreux composé de têtes d'homme, de tigre et de lion; sa queue écailleuse figure assez bien celle d'un poisson; enfin, sa gueule montre, quand elle s'ouvre, plusieurs lignes de dents rangées en bataille, tout fraîchement aiguisées comme le sabre de nos soldats la veille d'entrer en campagne. Voilà son histoire.
Le monstre profita, dit-on, d'un moment de négligence du portier de Satan, pour s'échapper de l'enfer.
La table de Lucifer n'était plus tenable; sa carte était moins variée encore que celle d'un restaurateur de Paris; ce n'était toujours que des mets rôtis à l'excès, et la Tarasque n'aimait que les viandes saignantes et la chair fraiche; car vous saurez que la Tarasque tient le juste milieu entre l'ogre et l'Anglais, deux choses qui n'en font qu'une.
Après avoir longtemps voyagé sur terre, par eau et dans les airs, le monstre découvrit une caverne à son gré, près de Tarascon; il y établit aussitôt son domicile.
La terreur se répandit bientôt dans le pays, car les ravages qu'il exerçait dans les campagnes et les petits villages étaient horribles.
Les femmes et les enfants étaient pour lui des morceaux de roi, il dédaignait les hommes et les animaux comme peu dignes de figurer à son ordinaire. J'ai oublié de vous dire que le jour de son arrivée dans le pays, il faillit interrompre la navigation du Rhône; sa soif était si grande, que bien peu s'en fallut qu'il ne mit le fleuve à sec.
Son audace et sa férocité s'accrurent chaque jour, au point qu'on le vit souvent rôdant sous les murs de la ville. Une fois même, un saint jour de dimanche encore, tranquillement assis sur sa queue, il attendit la fin de la sainte messe pour choisir, et happer sans façon, la plus jolie fille à son gré.
Le monstre avait bon goût décidément, car ce fut la belle Madeleine qu'il emporta dans sa caverne.
Or, Madeleine était la merveille de la ville et de tout le pays jusqu'à la cité d'Arles.
Elle était bien belle en vérité, si belle, que jamais regard d'homme ne s'était reposé sur d'aussi jolis yeux bleus que les siens.
Ses dents, infiniment moins longues, étaient beaucoup plus blanches que celles de la Tarasque, formées cependant avec le plus pur ivoire.
Sa taille était si légère, que lorsqu'elle se courbait le matin sur le fleuve pour laver son fichu de mousseline blanche, on croyait voir un roseau du Rhône doucement agité par la brise des oliviers.
Son petit pied était si petit, que la pantoufle verte de la petite Cendrillon en serait devenue rouge de dépit.
Hélas! ce fut un grand jour de deuil pour les Tarasconais, même pour les Tarasconaises; car Madeleine était si bonne pour tous, que, sans jalousie aucune, toutes les femmes l'aimaient malgré sa beauté incomparable.
Dans ce temps-là, deux femmes et deux hommes jetés sur une frêle barque au milieu de l'océan, sans voiles et sans gouvernail pour la diriger, abandonnés à la fureur des flots, abordèrent, après une traversée miraculeuse, les côtes de cette partie de la Gaule Narbonnaise, connue depuis sous le nom de Provence.
Pour conduire ces malheureux à bon port, saint Michel avait planté sa lance d'or au milieu de la barque en guise de mât, et la sainte Vierge y avait suspendu son voile pour recevoir la brise du salut.
Les quatre naufragés, sauvés ainsi par la toute puissance de Dieu, étaient saint Lazare le mort ressuscité, saint Maximin, sainte Marthe et sainte Madeleine la pécheresse convertie.
Le premier se rendit à Marseille pour y prêcher l'Evangile et devenir plus tard le premier évêque et le patron de cette grande cité; le second à Aix, qui l'honore également comme son patron et son prélat.
Sainte Madeleine se retira à la Sainte-Baume, et Sainte Marthe porta le flambeau sacré dans toutes les villes voisines.
Emerveillés des prodiges qu'elle opérait partout sur son passage, les habitants de Tarascon et des campagnes qui l'avoisinent, lui envoyèrent une députation pour la conjurer de les délivrer du monstre qui, depuis si longtemps, leur faisait tant de mal.
– Mes frères ! leur dit-elle : mon Dieu, qui est le seul Dieu véritable du ciel et de la terre, vous a envoyés vers son humble servante pour qu'elle ouvrit vos cœurs aux rayons de la céleste lumière. Demain, frères, ce soir peut-être, mon Dieu sera le vôtre; maintenant venez et voyez. Alors, suivie d'un grand nombre de personnes, elle s'avança vers la caverne de la Tarasque par un chemin imbu de sang et couvert d'ossements humains.
A l'approche de la Sainte, qui n'a pour toutes armes qu'une petite croix de bois, le monstre se retire en rugissant de rage au fond de sa caverne.
Ses yeux roulent des flammes, ses dents et les écailles de sa queue claquent comme des castagnettes.
Les Tarasconais, saisis de crainte, restèrent à distance. Ne craignez rien, frères, leur dit la Sainte, Jésus est avec nous; et, la croix de bois à la main, elle s'avança vers la caverne.
Le monstre sifflait et vomissait du feu contre Marthe qui s'avançait toujours. Tout-à-coup, d'un seul bond, il s'élança sur elle, jetant un cri tant affreux, que plusieurs bateaux chavirèrent sur le Rhône. Mais, ô prodige! le monstre est tombé terrassé aux pieds de la Sainte; ce n'est plus le tigre de Satan, c'est l'agneau de saint Jean-Baptiste.
Au nom de Jésus-Christ, suis-moi, lui dit la Sainte, et le liant avec un bout de sa ceinture, elle le conduisit par la main vers le peuple, qui le mit aussitôt en pièces.
Les Tarasconais, ainsi que le leur avait dit Marthe, embrassèrent le jour même, la religion du Christ.
Pour conserver le souvenir de ce fait merveilleux, le roi René institua des jeux, le 14 avril 1474; ils s'exécutent encore le lundi de la Pentecôte et le jour de la fête de la sainte.
Ils sont connus sous le nom de jeux ou courses de la Tarasque.
Les jeunes gens qui président à la fête sont appelés chevaliers de la Tarasque. Leur costume est riche et beau.
Le bon roi René a pris soin de le régler lui-même, ainsi qu'il suit culotte en soie rouge, bas de soie blancs et souliers blancs à bordures rouges.
Justaucorps de batiste plissée, garni en mousseline et orné de dentelles.
Chapeau monté et cocarde rouge.
Longs rubans de la même couleur pour servir de collier, de ceinture, et supporter une plaque de métal représentant la Tarasque.
Le jour de la Pentecôte, les chevaliers assistent aux vêpres en habits bourgeois; mais le lendemain ils sont en grande tenue pour entendre la messe.
La place de l'Hôtel-de-Ville sert d'hippodrome aux courses de la Tarasque. Les douze hommes qu'elle renferme et qui la font mouvoir l'agitent d'une si étrange manière, que ces jeux ne sont pas toujours sans danger.
Malheur au pauvre diable qui se trouve sur son passage, devant sa gueule qui vomit des fusées et des pétards, derrière sa queue qui d'un seul coup renverse, écrase et brise aux grandes acclamations du peuple, enchanté des prouesses et des hauts-faits de son monstre en fureur.
La Tarasque n'est point ainsi méchante pour tous; si elle casse les bras et les jambes du malheureux qui n'a pas un sou pour se les faire raccommoder, elle est on ne peut plus apprivoisée pour les hauts et les riches personnages qui passent à ses côtés; elle ouvre en leur honneur sa large et vaste gueule, c'est un signe de convention qui veut dire : jetez-moi votre bourse.
La veille des fêtes de la Tarasque, des hommes à cheval parcourent la ville, publiant à son de trompe et à la lueur des flambeaux la manière dont le monstre se comportera le lendemain, le programme de sa bonne ou mauvaise humeur.
Féroce comme une hyène le lundi de la Pentecôte, elle est douce comme un mouton le jour de sainte Marthe.
Ce jour-là, c'est elle qui marche en tête de la procession. Une jeune fille vêtue de bleu, choisie d'avance parmi ses plus belles et ses plus jolies compagnes, la tient en laisse avec un ruban rose.
D'autres jeunes filles en robes blanches et couronnées de fleurs la suivent en chantant des cantiques.
Puis viennent des hommes d'armes, armés de piques et couverts d'habits légers, imitant par leur forme et leur couleur les habits du Moyen-Age.