La légende d'Hortense à la Croix Saint-Julien [Boulbon (Bouches-du-Rhône)]

Publié le 12 juin 2024 Thématiques: Amour , Amour non partagé , Croix , Fleur , Impiété , Jeunes gens , Légende chrétienne , Meurtre , Miracle , Mort , Prière , Révolution , Tempête ,

Croix de Saint-Julien
Croix de Saint-Julien. Source Léo Forté Nîmes, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0>, via Wikimedia Commons
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Source: Balleydier, Alphonse / Les Bords du Rhône de Lyon à la mer: chroniques, légendes (1843) (5 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: Croix de Saint-Julien / Boulbon / Bouches-du-Rhône / France

Tout près de la Croix-des-Veuves, se trouve [...] la croix de Saint-Julien, sauvée miraculeusement des fureurs de 93.

Elle porte, assure-t-on, bonheur infaillible aux jeunes gens qui croient en Dieu, et qui désirent prendre femme.

Tout jeune homme qui l'invoque avec foi, par un beau soleil, à la douzième heure, est sûr de rencontrer et d'obtenir dans l'année une perfection, un amour de femme, une femme brune ou blonde, petite ou grande, suivant son goût bien entendu, riche par ses qualités, ses vertus et sa dot, toutes choses qui marchent admirablement ensemble aujourd'hui.

Je crois en Dieu, je vous l'ai dit; je suis garçon depuis trente ans, aussi, je le confesse sincèrement, je me suis dévotement prosterné devant cette croix tant puissante!

J'ai fait devant elle une prière fervente, pleine de foi et d'amour, une prière qui doit ressembler à celles des anges; car je pensais à l'ange, à la femme qui doit dans l'année.................... Dieu fasse que ce ne soit pas un démon !

La croix de Saint-Julien est toute en pierre; ses deux bras enlacent un médaillon, représentant d'un côté l'image du Christ, et de l'autre celle de la vierge Marie.

Suivant quelques traditions, elle aurait été élevée par le pape Jean XXII, lorsqu'il sécularisa le monastère de Frigolet, ou par Anglius Grimoald, cardinal et évêque d'Avignon, l'an 1366. Pendant bien des siècles, cette croix a bravé les orages du ciel.
En 1795 elle a vaincu les tempêtes des hommes.
Jésus-Christ avait commis à sa garde un de ses anges les mieux aimés.

Voyez, le ciel est noir, lourd; de gros nuages s'enfuient devant le mistral qui siffle et les éclairs qui brillent.
Ecoutez ! le tonnerre gronde, les flots du Rhône se brisent avec fracas sur le rivage; les forêts d'oliviers gémissent.

Regardez encore; une jeune fille aux longs cheveux, à la taille svelte, à demi cachée sous une longue robe blanche, est à genoux au pied de la croix, les mains jointes et les yeux levés vers le ciel.

Un homme, au front sinistre et beau cependant, de cette beauté qui devait être celle de Satan, avant sa lutte avec le ciel, un homme, coiffé d'un bonnet rouge, est derrière elle, les bras croisés sur sa poitrine.

Ecoutez encore; la jeune fille, l'ange plutôt, a commencé sa prière, prière pleine d'extase et d'amour divin.

L'homme, le démon plutôt, l'a interrompue par une imprécation d'enfer. Ecoutez toujours, c'est l'homme qui parle :
– Hortense, lui dit-il, tu m'aimes, je le sais.
– Taisez-vous quand je parle à Dieu.
– S'il existe, il est trop haut pour nous entendre. Hortense, écoute-moi.
– Non, car vous avez plasphémé.
– Eh bien! pardonne et réponds. Je t'aime, Hortense, vous m'aimiez, vous me l'avez dit un jour, hier.
– Depuis ce jour, un siècle a passé entre vous et moi.
– Voyez, Hortense, mes mains sont pures de tout le sang qu'on a versé.
– Votre cœur l'est-il ?
– Oui, car il t'aime. Pourquoi donc toujours renvoyer au lendemain l'heure de notre mariage?
– Parce que seul un prêtre a le droit de nous unir.
– Un prêtre ?
– Et vous avez proscrit celui qui gardait la foi catholique à Barbantane.
– Un officier municipal le remplacera demain.

Hortense lança un regard de mépris à l'homme qui lui parlait ainsi.

– Mais je n'ai point fait comme vous, Gilbert, reprit-elle, je n'ai point renié la foi de mes pères, moi, je n'ai point apostasié; je suis catholique, je mourrai catholique, moi. Non, non, ce demain que vous espérez n'arrivera jamais, je le jure par cette croix.
– Par cette croix, as-tu dit, Hortense? oh! ne la regarde pas ainsi, car je le jure, je la briserai devant toi.
– Vous ne la briserez pas, car entre elle et vous, Gilbert, il est une pauvre fille qu'il vous faudra tuer avant d'arriver à elle.

Le Jacobin a pâli devant le courage et la sombre énergie de la jeune fille qu'il aime, puis après un moment de silence, il a repris :
– Mais si pour me venger de tes dédains et de tes refus, je venais à te retirer cet amour qui t'abrite, chrétienne, contre la rage et la haine de mes frères qui ne sont plus chrétiens, que dirais-tu?
– Je dirais merci.
– Pourquoi ?
– Vous devez le comprendre.
– Tu ne m'aimes plus, Hortense.
– Je ne vous aime plus, Gilbert.
– Tu viens de dire un mot, citoyenne, un mot qui veut du sang.
– Eh bien! citoyen, prends-en donc, voici ma poitrine, frappe!

Le républicain a levé le bras sur le sein de la jeune fille, mais le poignard a glissé de ses mains, lui-même est tombé aux pieds d'Hortense. Il l'invoque avec des larmes, il la supplie avec des sanglots, il se tort à ses genoux : « Grâce, pitié pour moi, s'écrie-t-il, grâce, Hortense, je t'aime, je t'aime »

Mais Hortense s'est dérobée à ses prières, elle a disparu au milieu d'un éclair qui pendant quelques minutes a brillé sur son front et servi d'auréole à la croix de Saint-Julien.

Le lendemain, à l'heure où la cloche de la chapelle de Bouisse avait coutume de sonner la salutation angélique, Hortense, l'ange que je vous ai dit, avait repris sa place auprès de sa croix bien-aimée. Trois hommes armés arrivèrent un instant après elle, c'était Gilbert et deux de ses amis.
– Bien, très bien, dit l'un d'eux, la victime est prête pour le sacrifice.
– Est-ce bien elle? reprit l'autre.
– C'est elle, répondit Gilbert en pâlissant.
– Tu trembles, Gilbert.
– Non, j'ai froid.
– Tu as peur.
– Non, je l'aime toujours.
– Souviens-toi de ta promesse.
Non, jamais.
– Eh bien! c'est moi qui la tiendrai pour toi, donne-moi ton fusil.

Hortense priait toujours et paraissait plongée dans une extase, Gilbert se jeta au-devant de son compagnon.

Comme le jour précédent, le ciel s'était mis à l'orage, une longue gerbe de feu déchira la nue, et un affreux coup de tonnerre se fit entendre.
– Fuyons, fuyons, amis, s'écria Gilbert en cherchant à entraîner ses complices, n'entendez-vous pas la voix de Dieu?..... et le malheureux s'élança tremblant, glacé d'effroi, sur le chemin qui conduit à Barbantane.

Mais tout à coup, à travers la voix de Dieu qui grondait toujours, il entendit un coup de feu, puis une voix de femme, une voix déchirante et sinistre comme un cri d'agonie.

Gilbert est revenu précipitamment sur ses pas, il a retrouvé la croix debout encore, il l'a revue imprégnée de sang, mon Dieu! mon Dieu!

Mais plus d'Hortense à genoux devant elle, plus de jeune fille prosternée, les mains jointes; plus d'ange les yeux élevés vers le ciel.

Ange et démons, tout avait disparu.

Le lendemain un cri de bonheur et de joie se répandit sur la France entière.
A ce cri, les prisons s'ouvrirent, les échafauds croulèrent, la mort donna le baiser de paix à son frère le bourreau, le 9 thermidor avait fait justice de Robespierre.

Mais qu'était devenue Hortense, la jeune fille? que devint Gilbert le révolutionnaire?

Au jour affreux que je viens de vous raconter, la sainte Vierge avait envoyé un de ses saints anges, pour prendre Hortense sa sœur et la conduire au ciel.

Gilbert revint franchement à Dieu, converti sans doute par une prière d'Hortense.

Le piédestal de la croix de Saint-Julien se trouva longtemps caché par des fleurs.

Chaque goutte de sang d'Hortense avait produit une rose.


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