La légende de la pierre du Tombeau de Tournavaux [Tournavaux (Ardennes)]

Publié le 20 novembre 2023 Thématiques: Âme , Amour , Amour impossible , Animal , Diable , Diable victorieux , Mort , Noblesse , Orage , Origine de bruits , Pacte avec le Diable , Paysan , Pierre | Roche , Promesse , Promesse rompue , Reveil du coq , Sanglier , Sauvetage ,

La roche aux Corpias
La roche aux Corpias. Source geocaching.com
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Source: Meyrac Albert / Traditions, légendes et contes des Ardennes (1890) (4 minutes)
Lieu: Le tombeau / La roche aux Corpias / Tournavaux / Ardennes / France

Non loin de Laval-Dieu et tout proche des rapides de Phades, à plus de cent pieds au-dessous du chemin de Thilay taillé en plein roc, se trouve, bordant la rive droite de la Semoy, une pierre monstrueuse d'un aspect bizarre, évidemment détachée, jadis, du massif couronnant le Corpia. Cette pierre s'appelle la Pierre du tombeau, ou encore, la Roche du Diable, et voici pourquoi :

Au temps de Charlemagne, le seigneur de Thilay, baron puissant et redouté, habitait un castel perché sur l'une des plus hautes montagnes entre lesquelles la Semoy roule tumultueusement ses eaux limpides avant d'aller se perdre dans la Meuse. Or, le baron avait une fille nommée Odette, belle, fraîche comme un beau jour de printemps et dont la passion était de chevaucher dans les fourrés ombreux de l'antique forêt d'Ardenne.

Mais il advint une fois qu'Odette, entraînée par son humeur aventureuse, dépassa de beaucoup le vieil écuyer qui l'accompagnait toujours et s'égara en plein bois. Vainement elle cherchait à retrouver la route perdue, lorsqu'un énorme sanglier, blessé par quelque chasseur, débusqua d'un hallier et se jeta furieusement sur le cheval que montait la belle damoiselle. 

Il se cabra et Odette désarçonnée fut en très grand péril. Mais, au moment où le sanglier de plus en plus terrible fonçait sur elle, apparut un jeune garde nommé André qui, bravement, d'un seul coup d'épée, tua la bête sauvage. 

Odette le remercia d'un gentil regard et le pria de l'escorter jusqu'au château, ayant reconnu, à son costume, qu'il appartenait aux serfs de son père. Respectueux, soumis, André accompagna la gente damoiselle, et ce fut sa perte, car il sentit naître en son coeur un amour immense pour celle qu'il avait sauvée. Aussi, lorsque le soir il regagna son humble demeure, ses réflexions étaient-elles pleines d'amertume. Lui simple garde, le plus obscur des hommes d'armes du seigneur de Thilay, lui vassal, il avait osé lever ses regards jusqu'à la fille de son maître! Et cette adorable Odette, il l'aimait éperdument! Et rien, désormais, ne pourrait lui ôter de l'âme cette passion insensée, cette folie atroce, née de ce doux regard d'une puissante et fière jeune fille!

Et pourtant, il avait été si reconnaissant ce regard ! Il avait semblé promettre tant de choses! Mais pour aimer Odette et surtout pour le lui dire, il eût fallu être gentilhomme et riche: et le malheureux n'était que serf et pauvre. 

C'est plongé dans ces sombres idées qu'André, arrivé au dessous du Corpia, aperçut aux rayons de la lune un vieux gardeur de chèvres dont la figure et l'aspect étrange lui étaient inconnus. — Holà ! camarade ! cria le vieux. André s'arrêta : — Que voulez-vous de moi ? — Rien ! si ce n'est, cependant, vous donner un conseil utile. Que faut-il faire lorsqu'étant dans la peine nulle puissance divine ou humaine ne  saurait vous en tirer ? Vous ne le savez pas ? Eh bien ! mon ami. on s'adresse au diable. — Qui êtes-vous donc ? — Le diable en chair et en os. mon garçon, ricana le vieux chevrier qui soudain, se transformant en homme rouge à la figure satanique, continua : — D'abord, tu n'es qu'un sot, ami André : ton histoire, je la connais mieux que toi, et ce n'est certes pas pour perdre mon temps que je suis venu me promener dans cette forêt. Or donc, il est en mon pouvoir d'exaucer le seul désir qui te tienne au coeur. Tu veux posséder Odette ? Eh bien ! reviens au même endroit, demain, à la même heure, et ne manque pas d'y revenir, toujours à la même heure, les autres nuits qui suivront. Odette t'attendra sous cette roche. Le diable montrait le Corpia. — Mais .... — Oui. te dis-je, elle viendra chaque fois, ta belle, et elle t'aimera. — Mais, alors, c'est donc mon àme que vous voulez en échange de cet amour ? Soit ! je vous l'offre volontiers si je possède Odette, car ce n'est pas trop chèrement la payer et, de mon sang, je suis prêt à signer le pacte. — Qu'ai-je à faire de ton àme ou de ton sang, imbécile ? répliqua l'homme rouge irrité. J'accours à ton aide parce qu'il me plait de te secourir et ne te demande rien en échange; mais cependant, si tu y trouves bon compte, n'est-il pas juste que j'y trouve le mien ? Jure moi donc alors qu'aussi longtemps que puissent durer tes amours tu ne donneras jamais un baiser à ta belle après le premier chant du coq, car alors il t'arriverait malheur. — N'est-ce que cela ? fit André, heureux de sauver son àme à si bon compte. Je jure de ne donner jamais de baiser à ma belle après le premier chant du coq, et qu'il m'arrive malheur si je suis traître à mon serment.

A peine avait-il prononcé ces derniers mots que le diable disparaissait subitement dans un tourbillon de fumée, laissant après lui une forte odeur de soufre.

Pendant deux nuits, André, fidèle au rendez-vous, fut l'amant d'Odette, et jamais passion ne fut plus vive, ne fut payée d'un plus tendre retour. Mais la troisième nuit, alors que la Semoy murmurante berçait le tendre rêve de nos deux amoureux assis sur la rive, la lune se voila subitement et le tonnerre, précurseur d'un violent orage, fit gronder par la vallée sa voix effrayante que, lugubrement, répercutèrent les échos. — Il faut nous quitter, murmura Odette. — Reste ! reste encore, dit André, oh ! reste, toi par qui seul je peux vivre !

Viens sous.le Corpia, il nous abritera. Un second coup de tonnerre éclata, plus menaçant que le premier, et la pluie tomba à torrents. Odette et André se réfugièrent sous la roche,  oubliant, dans une suprême étreinte, l'heure qui fuyait.

L'orage allait croissant, déchaîné, terrible. — Un dernier baiser, Odette, dit André. Au même moment, à travers la tempête, sonna la cloche du monastère de Laval-Dieu, dont le tintement répondit au chant du coq et, à la lueur d'un éclair immense, ils aperçurent l'homme rouge penché sur le sommet du Corpia et détachant, d'un coup de talon, une des roches en saillie, pierre tombale des deux amants qu'elle écrasa dans sa chute.

Si bien que le diable, ne faisant jamais rien pour rien, gagna deux âmes au lieu d'une, car, aujourd'hui encore, par toutes les nuits d'orage, on entend autour du rocher maudit les gémissements d'André entrecoupés par les soupirs d'Odette.

Et même, près des rapides de Phades, la Semoy, elle aussi, se brisant sur les récifs, gémit parfois d'une façon étrange, la plainte de ses flots devenant aussi douce, aussi triste que le sanglot étouffé d'une jeune fille.


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