Il y a de cela longtemps, bien longtemps, vivait à Rocquigny, dans son bois d'Apremont où il avait fait bâtir un château, dont aujourd'hui il ne reste plus traces, un seigneur cruel, injuste et la terreur de ses vassaux. Par surcroît, bien qu'ils ne fissent pas ensemble très bon ménage, il avait une femme tout aussi méchante, tout aussi redoutée que lui et que l'on disait sorcière.
Ses serfs étaient les plus malheureux des serfs. Or, un jour que le garde-chasse du château se promenait dans le bois n'ayant pour toute arme qu'un coutelas, il vit venir, fondant sur lui et furieuse, une louve énorme. Il l'attaqua courageusement, lui coupa les deux doigts de la patte gauche et lui plongea son coutelas dans les épaules.
Hurlante de douleur, la louve s'enfuit. Mais quelle ne fut pas la surprise du garde, revenu de son émotion, en trouvant à ses pieds deux doigts humains à l'un desquels était passée une belle bague en or. Il la prit et la porta à son seigneur qui, reconnaissant la bague de sa femme, se fit raconter l'aventure. Or, à peine le garde-chasse avait-il terminé son récit qu'arrivait la châtelaine, en piteux état.
— Seigneur ! s'écria-t-elle, seigneur ! justice ! Votre garde-chasse a voulu m'assassiner, je n'ai pu m'échapper qu'en prenant la fuite. Ne le ferez-vous pas pendre ? Et montrant son épaule dans laquelle la blessure était encore béante, tendant sa main où manquaient deux doigts : — Voyez, ajouta-t-elle, voyez, mon seigneur, douterez-vous maintenant de ma parole ?
Et le seigneur de Rocquigny ayant adapté à la main de sa femme les deux doigts que lui avait remis le garde-chasse et s'étant convaincu qu'il avait dit vrai : — C'est toi, misérable sorcière qui te changes en louve, s'écria-t-il, c'est toi qui seras pendue !
Il la fit pendre, et, depuis ce jour, il se montra tellement juste, tellement bon, tellement humain, qu'il fut aussi aimé et vénéré qu'il avait été craint et détesté.