Onchamp a [...] une légende bien vieille arrivée jusques à nous grâce à nos tres vieilles grands-mères qui, de génération en génération, en ont fait le déduit de leurs veillées.
« Donc, à une époque bien loin de nous, vers la fin du dixième siècle, si la chronique est exacte, alors qu'il n'y avait - soit dans nos forêts de l'Ardenne, soit à l'orée des bois - que quelques chétives cabanes occupées par des colons encore attachées à la maudite glèbe féodale que nos savants modernes se plaisent tant à décrier, tandis que nos vieux chroniqueurs voire même Monteil ! - esclaves de la vérité, nous la peignent comme la véritable âge d'or et de bonheur, où le peuple sans ambition vivait heureux au sein d'une société soumise, religieuse, que les Voltaire et les Rousseau n'avaient point encore éclairée de leurs fatales doctrines; c'était, alors, il y a sept ou huit cents ans que chaque vilain d'Onchamp, payant à Noël une poule vive et, à la Saint-Martin d'été, douze deniers parisis pour droit de bourgeoisie à son seigneur, avait une ou deux chèvres qui procuraient le lait nécessaire au ménage.
« Ces chèvres, étant réunies sous la garde d'un petit pâtre reconnu le plus apte du bourg, allaient en pâturage dans le « bois de la Fontaine aux Loups » où, malgré la surveillance active de leur jeune gardien, il arrivait parfois que le loup, aimant la viande fraîche, en occisait plus d'une; ce qui faisait la désolation de nos pauvres manants!
« Comme le loup est très vorace, par nature, il ne se donnait pas la peine de choisir la plus grasse ou la plus succulente. Or, il se prit, un jour, à celle qui était l'unique ressource d'une pauvre mère de famille; mais, au lieu d'enlever sa proie facilement, selon son habitude, il ne put s'en saisir. Cette chèvre se dressant devant lui la tête ornée, comme par enchantement, de deux belles cornes d'or, sut si bien se défendre que le loup, ce soir-là, se passa de souper.
« Pendant ce temps, ses compagnes, tremblantes de frayeur, se retranchaient derrière elle et se plaçaient sous sa protection. Le loup « fit donc corvée » et alla chercher fortune ailleurs.
« Tous les jours cette chèvre, que sa maîtresse appelait depuis son aventure la chèvre d'or, était la première aux pâturages, y devançant, majestueuse, ses compagnes; le soir elle ne revenait que la dernière, semblant protéger leur retour. Mais le bonheur, ici bas, est de courte durée! La jalousie, cette plaie morale qui empoisonne toutes les existences, avait soufflé dans le cœur des autres paysans d'Onchamp plus d'un complot contre cette chèvre, bien qu'elle fut, manifestement, ce que le pâtre attestait, la protectrice providentielle du troupeau. Maints moyens pour la faire périr avaient donc été visiblement conçus et tentés sans que, jusques alors, aucun n'eût réussi. Mais que ne peut la ruse, ou la méchanceté, quand elle a pour aliment une vile jalousie ! Il n'est rien dont elle ne vienne à bout!
« Un jour, donc, un braconnier car Onchamp avait déjà des destructeurs de gibiers, des bricoleurs s'avisa de tendre plusieurs las dans les défilés des bois où passait le troupeau, et, comme il s'y attendait, la chèvre, objet de sa mauvaise action, marchant toujours la première, y fut prise et y périt. Elle resta là longtemps, très longtemps, témoin muet de la méchanceté de son bourreau; et le lieu a conservé, conservera éternellement, le nom de « la chèvre d'or ». Par une juste punition du ciel, quelques jours après, le loup fit une curée complète des autres chèvres d'Onchamp; il les étrangla toutes. Ce fut la digne récompense d'une méchante action. »