Voici la légende du château de Day, qu'au temps des croisades fit bâtir Sigebaud.
Lorsqu'il mourut — empoisonné, croit-on, par son frère Fodebert — Sigebaud laissait un fils, Berthold, qui guerroyait en Terre-Sainte, et une fille, Régina, fiancée à Ingebrand, le compagnon d'armes de son frère. Régina avait dix-huit ans, elle était belle à ravir et bonne comme une madone, mais il sembla à son oncle Fodebert qu'en l'absence de Berthold, devenu chef de famille, elle ne pourrait gérer les grands biens qu'avait laissés son père et commander à ses nombreux vassaux qui ne demandaient pourtant qu'à lui obéir, tant elle était douce aux pauvres gens.
Donc Fodebert, comme en pays conquis, s'installa au château, convoitant les bois, les champs, les fermes qui en dépendaient, si bien qu'un jour il dit à Régina : — Régina, ne vous maririez-vous point à mon fils ? — Non, répondit Régina, je ne me marierai point à mon cousin ; je suis fiancée à Ingebrand, le compagnons d'armes de mon frère, il a ma foi et jamais n'en aimerai d'autres. Et, d'ailleurs, suis-je, en ce moment, maîtresse de moi-même? Puis-je disposer de mon coeur et de ma main sans l'assentiment de mon frère Berthold ?
Une année se passa. Régina, toute confiante, tout aimante, attendait le retour d'Ingebrand. Mais voilà qu'un soir, un homme d'armes arrivait au château. Il revenait de Saint-Jean-d'Acre et portait une bien triste nouvelle. Berthold était mort courageusement en pleine bataille et, avant de mourir, il avait dit : — Quand tu rentreras en France, ami, vas à Day, dis à mon père que je suis mort en brave soldat et qu'il peut être fier de son fils ; dis à ma soeur Régina que ma dernière pensée est pour elle et surtout qu'elle ne tienne plus rigueur à son oncle Fodebert qui, seul, la saura protéger quand notre père ne sera plus.
Pendant de longs mois, Régina pleura, répétant toujours entre ses sanglots : « Ingebrand ! Ingebrand ! tu as ma promesse et n'aimerai jamais que toi ! » Puis on apprit dans le pays de Day, qu'épuisée de douleur, elle était morte en prononçant encore ce nom qui lui était si cher : Ingebrand ! Ingebrand !
Trois ans se sont écoulés depuis la mort de Régina. Le château de Day appartient à Fodebert et, maître cruel, il est abhorré de tous ses vassaux. Un jour, du haut de ses créneaux, il aperçoit devant le pont-levis un chevalier à la haute stature, couvert de poussière et paraissant fatigué à ne pouvoir plus continuer sa route; ses hommes d'armes le suivent. Il ordonne qu'on abaisse le tablier du pont et, lui-même, va à la rencontre de son hôte. — Seigneur Fodebert — car vos vassaux m'ont appris votre nom —je reviens de Palestine avec mes hommes d'armes, ne nous accorderez-vous pas l'hospitalité pour cette nuit ? — Entrez, chevalier, mon château est le vôtre et soyez tous les bienvenus. Mais à peine avait-il passé le pont-levis que, jetant son gantelet à la face de Fodebert, il lui dit à voix haute : — Châtelain déloyal et félon, je te provoque en combat singulier, toi et les tiens ! Donc, en garde ! Un instant, Fodebert resta interdit, puis reprenant son assurance : — Eh bien, soit ! dit-il, si tu as vraiment à te venger sur moi de quelqu'affront que je ne connais pas encore, je veux bien te prouver que jamais je n'ai reculé devant une provocation. Donc, demain, nous nous mesurerons seul à seul. Mais, en attendant, les lois de la chevalerie me font un devoir de te considérer mon hôte ; encore une fois, toi et les tiens, soyez ici chez vous.
Le lendemain, ils entrèrent en lice. Tous les seigneurs du pays de Day avaient été convoqués. Le premier, s'avança couvert d'une armure noire le chevalier jusqu'alors resté inconnu. Puis s'étant arrêté, il salua courtoisement de sa lance. — Moi, dit-il d'une voix ferme, moi Ingebrand, fils de Gontran, fiancé à Régina, fille de Sigebaud, moi, revenant de Palestine, je t'accuse, Fodebert ! devant tous ces seigneurs, d'avoir laissé croire que ton neveu Berthold était mort sur le champ de bataille en Terre-Sainte, où tu as cru que ton émissaire l'avait tué, et d'avoir, pour t'emparer de ses biens, fait jeter Régina, ta nièce, dans les oubliettes du château, où elle vit encore, bien que ses funérailles aient été célébrées. Je te somme donc d'avouer ton crime, si tu ne préfères que le combat décide entre nous.
Fodebert refusa l'aveu et le combat s'engagea. Mais d'un coup de lance, Ingebrand fit vider les arçons à son adversaire. S'élançant alors sur lui et lui mettant le pied sur la gorge : — Avoueras-tu ton crime, ou préfères-tu mourir ? — Non ! je n'ai rien à avouer ! — Eh bien ! meurs donc ! Et, de sa lance, il allait lui traverser la poitrine, lorsqu'il sentit qu'on arrêtait son bras. — Et quand il sera mort, en saurez-vous davantage où est enfermée Régina? Laissez-lui la vie et qu'il puisse parler, car nous le condamnons, nous tous que vous avez pris pour témoins, à subir d'ici trois jours l'épreuve du feu. — Que les trois jours lui soient donc laissés, dit Ingebrand.
Mais il faut expliquer ici que parmi les hommes d'armes à la suite d'Ingebrand se trouvait Berthold. Il avait pris ce déguisement pour mieux pénétrer dans le château sans éveiller les soupçons. Il n'était pas mort en Terre-Sainte et avait envoyé un messager à son père et à sa soeur, mais chargé de présents pour eux et surtout pour leur mander que la croisade touchant à sa fin, il reviendrait bientôt. Or, corrompu à prix d'or par Fodebert, le messager, traître à sa mission, avait annoncé la mort de Berthold et après être resté une année au château où il était gardé à vue, sous menace de mort s'il parlait, avait pu s'échapper pour aller raconter à Berthold tout ce qui s'était passé, tant le remords l'écrasait, et lui donner l'assurance que Régina n'était pas morte, mais qu'elle avait été jetée dans une des oubliettes du château.
Pendant ces trois jours accordés à Fodebert avant l'épreuve du feu, Ingebrand chercha sa fiancée, Berthold chercha sa soeur. Toutes les chambres, tous les coins, tous les plus sombres réduits du château furent explorés, fouillés. Hélas ! ils ne trouvaient rien, pas même la moindre trace, pas même le plus petit indice! Et ils se désespéraient, quand, le matin du troisième jour, montant l'escalier de la tourelle, ils crurent entendre un faible gémissement.
Anxieux, ils s'arrêtèrent, appliquèrent leur oreille au mur. Plus de doute! les gémissements, bien qu'imperceptibles, se faisaient entendre plus suppliants, plus distincts. C'est là qu'était enfermée Régina ! En un instant, la muraille, au point précis où ils avaient entendu ces plaintes, fut démolie et, par l'ouverture, ils apercurent au fond de la tourelle, dans un in-pace. la malheureuse Régina assise sur une pierre et enchaînée par le cou. C'est là que, prisonnière depuis plus de trois années, elle avait souffert, à peine soutenue par le peu de pain et d'eau que chaque jour lui apportait Fodebert, plus pâle qu'une morte, aussi décharnée qu'un squelette, n'y voyant plus à force d'avoir pleuré et devenue presqu'idiote dans cette affreuse prison.
Trop faible pour pouvoir marcher, Ingebrand la prit dans ses bras, la ranimant, la couvrant de baisers et voulant, seul avec Berthold, la soigner pour la rappeler à la vie. Et elle vécut, car l'amour lui donna la force de vivre, et elle se maria avec Ingebrand, et elle fut heureuse de longues années, mais ayant toujours conservé dans le regard quelque chose de si craintif, de si doux et de si mélancolique, qu'on s'attachait à elle, qu'on l'aimait, qu'on l'adorait dès qu'on la voyait.
Quant à Fodebert, il ne subit pas l'épreuve du feu, mais fut condamné par l'assemblée des seigneurs à un supplice terrible. Et l'on disait encore à Day, à la fin du siècle dernier, même quelque temps encore avant la Révolution, que, toutes les nuits, son âme errait au sommet de la tourelle et criait, d'une voix déchirante: « — C'est avec justice que, puni sur la terre, j'expie mon crime dans les feux de l'enfer. »