Le château de Montcornet fut certainement, autrefois, le château le plus célèbre des Ardennes. Il n'en reste aujourd'hui que les ruines bien connues des touristes, et ce n'est pas sans quelque fierté que tout bon Ardennais en parle ou les fait admirer. Ces débris, se dressant sur un monticule incliné du nord au sud, dessinent un ovale allongé qu'entoure un ravin profond. La muraille d'enceinte, minée par les pluies, la gelée et le soleil, s'est écroulée en blocs énormes et découvre la cour intérieure, aujourd'hui changée en pelouse. Du coteau boisé qui domine au couchant, des sapins, des bouleaux, des merisiers ont franchi le ravin et escaladé ces masses de pierres qu'ils décorent des différentes nuances de leur feuillage. Ce site pittoresque, si souvent visité, inspirait jadis — et peut-être même inspire encore — un effroi superstitieux aux paysans, car ces ruines, affirmaient-ils, étaient habitées, ou du moins hantées, par le fantôme du dernier seigneur, de terrible mémoire.
En 1800, un touriste osait — car c'était alors une grande audace — pénétrer seul dans le manoir en ruines, bien qu'on l'eût dissuadé de cette téméraire entreprise. Après avoir visité les salles désertes, il s'engageait dans un escalier fait de larges dalles qui le conduisit à un corridor dont une porte massive, en bois de chêne, fermait l'extrémité. Un énorme verrou, rongé par la rouille et à moitié enfoncé dans la pierre, céda sous ses efforts. La porte s'ouvrit. Il entra dans une salle ronde, voûtée et éclairée par une fenêtre garnie de gros barreaux. Un squelette était étendu, la tête et le bras droit soutenus par l'appui de la fenêtre fort basse. Les os de la main manquaient, et le crâne, fracturé, était percé de trous. Sur la pierre, du côté gauche, il y avait cette inscription tracée avec la pointe d'un couteau : Adieu, Odette ! 5 mai 1795 — Salvien.
Quelle était cette Odette ? Quel était ce Salvien ? Voici la légende dont le souvenir, de nos jours, est entièrement perdu, mais que racontaient autrefois les « anciens » du pays.
Odette était une douce jeune fille, aussi sage que belle; Salvien, un jeune homme d'apparence frêle, d'un caractère vif et tendre. Les maisons de leurs parents étaient voisines. Ensemble ils avaient grandi, compagnons inséparables, et leur amitié d'enfants s'était insensiblement changée en un amour profond, aussi pur que leurs coeurs. Salvien aimait la lecture, avait l'esprit cultivé, chose rare pour l'époque. Il adorait les champs et les bois en admirateur fervent de la nature ; il en rapportait des plantes qu'il étudiait avec son amie. Souvent aussi, plus brave que les crédules villageois, il pénétrait à la dérobée dans le vieux manoir, dont il connaissait tous les détails. Il faisait de ses excursions des récits merveilleux à Odette, qui sentait peu à peu se dissiper ses craintes de jeune fille. La vie s'ouvrait pour eux pleine de promesses, dans cette monotonie qui constitue le bonheur des paysans. Chez ces braves gens, les liaisons tendres commencent parfois plusieurs années avant le mariage, qui n'en est que la continuation. Quand une jeune fille a ainsi engagé sa foi, elle est à l'abri de toute recherche galante : elle peut aimer en toute sécurité, sous la protection de tous.
Mais il y avait à Montcornet un fermier établi depuis quelque temps dans le pays : il se nommait Terreau. Il était riche, et il avait encore augmenté sa fortune en achetant à bas prix une partie des terres seigneuriales. Son fils Pierre, garçon robuste, égoïste et envieux, avait remarqué les charmes ingénus d'Odette ; il s'en était épris. Grâce à l'argent paternel, il espérait une victoire facile. Or, une indifférence froide répondit à toutes ses avances. Humilié, mais non rebuté, il s'adressa à la mère et lui demanda la main de sa fille. Cette femme, charmée d'une proposition qui lui donnait pour gendre un riche propriétaire à la place d'un pauvre cultivateur, accepta avec transport. Dès lors, Pierre fut pour elle un jeune homme accompli, et Salvien un rêveur inutile, incapable d'apporter l'aisance au logis ou de nourrir sa famille. Puis, voyant Odette insensible aux séductions de la fortune, elle lui enjoignit d'oublier l'ami d'enfance et d'écouter le nouveau prétendant.
Odette adorait Salvien, mais elle aimait sa mère. A cet ordre cruel, ses beaux yeux où se reflétait l'azur du ciel s'emplirent de larmes et son sein se gonfla de sanglots. Elle se sentait incapable d'une résistance, qu'elle jugeait coupable ; elle ne pouvait, non plus, trahir la foi jurée. Certainement, elle mourrait, puisqu'on lui enlevait l'amour qui la faisait vivre. Mais qui pourrait dépeindre le désespoir de Salvien ? Non, Odette ne pouvait l'abandonner ! Non, il ne pouvait perdre cette moitié de lui-même ! L'amour vrai est persuasif, surtout pour une fille dont le coeur est pris. Elle céda aux prières de son amant. Il fut convenu entr'eux qu'ils se verraient désormais dans le vieux manoir. Salvien y viendrait par le grand corridor qui conduit à la salle ronde; Odette s'y rendrait par la brèche de la muraille d'enceinte, elle gravirait la plate-forme qui s'étend à la hauteur même de la fenêtre. Qu'aurait-elle à craindre? Nul regard indiscret. La peur des paysans leur ferait une garde sûre et les barreaux de la fenêtre la protégeraient contre le désespoir du jeune homme. Chaque jour, accompagnée de Blanchette, sa chèvre, dont elle avait la grâce et la légèreté, elle escaladait la plate-forme et venait s'asseoir auprès de la fenêtre, derrière laquelle Salvien l'attendait. L'heure s'écoulait rapide dans un entretien passionné, mêlé de joie et de douleur.
Odette fut aperçue une fois au moment où elle pénétrait dans les ruines. Le bruit s'en répandit aussitôt et ce fut une stupeur générale. Une jeune fille entrer dans ce séjour redoutable, dont les hommes eux-mêmes n'osaient approcher ! Sûrement le fantôme l'avait ensorcelée, il lui arriverait malheur ! Pierre Terreau l'apprit. Il se mit en observation sur le coteau voisin. De là, caché par les arbres, il put voir, un jour, sa fiancée assise sur la plate-forme, et la chèvre couchée auprès d'elle, arrangeant un bouquet de violiers jaunes, de valérianes rouges et de campanules bleues qui croissaient dans les interstices des pierres. Il comprit. Sa passion jalouse s'envenima et son amour en devînt haineux. Il résolut d'avancer l'époque de son mariage, se faisant de la douleur d'Odette une image charmante. Il lui semblait qu'en la pressant dans ses bras il étoufferait son rival. La noce fut fixée au 19 juin, et, jusque-là, il se promit d'observer les moindres démarches de Salvien. Une après-midi, c'était le dernier rendez-vous que donnait Odette au malheureux amant, Pierre vit celui-ci se diriger vers le manoir. Il le suivit à distance, gravit l'escalier derrière lui et arriva à la porte du corridor sombre. La porte était entr'ouverte. Il vit Odette et Salvien aux deux côtés de la fenêtre et put percevoir le vague murmure de leur conversation. Tout à coup les deux têtes charmantes se rapprochèrent des barreaux et le bruit d'un long baiser parvint jusqu'à son oreille. Il allait se précipiter sur le jeune homme, l'étrangler de ses mains de fer, lorsqu'une pensée traversa son cerveau. Lentement il referma la porte, étouffant jusqu'au bruit de son souffle, et, avec force précautions, il fît rentrer le verrou dans sa gaine de pierre. Puis il s'éloigna. Depuis, on ne revit plus Salvien.
Le jour du mariage, au sortir de l'église, Pierre Terreau ayant a son bras Odette, victime résignée, se dirigea vers les ruines. Les parents et les invités les laissèrent seuls, pour ne pas gêner les premières confidences des nouveaux époux. A mesure qu'ils approchaient de la brèche où elle avait coutume de passer, la jeune femme sentait son coeur se serrer dans sa poitrine. Une crainte vague l'étouffait. Il lui semblait que le château allait s'écrouler sur elle et l'ensevelir vivante. Lorsqu'ils furent dans la cour, Terreau d'un geste lui indiqua la fenêtre, hélas ! bien connue. Sur l'appui de pierres, une main paraissait, déchirée; derrière, dans la pénombre, une tête livide, sanglante. Au-dessus, sur la corniche de la muraille, deux corbeaux se tenant assoupis dans un repos lugubre. La pâleur de la mort se répandit sur le visage de l'infortunée. Elle s'enfuit, sans proférer une parole, vers la maison, suivie de son mari. On les attendait pour se mettre à table. A la vue d'Odette et de son visage terrifié, retentirent des exclamations de stupeur. Celle-ci se dirigea vers sa chambre, le regard éteint, silencieuse comme une ombre et tomba inerte sur une chaise. Au froid de glace succéda une fièvre ardente. Ses yeux brûlants semblaient se fixer sur un objet horrible et se refermaient avec l'expression de l'horreur. Ses bras s'agitaient au-dessus de sa tête, comme pour éloigner un oiseau de proie. Huit jours après, le village entier conduisait au cimetière, au milieu du chant des morts, une bière couverte d'un drap blanc et de bouquets de roses blanches. La terre se refermait sur la dépouille d'Odette, l'épouse vierge. Cependant Pierre Terreau devenait de plus en plus taciturne : il ne parlait plus, même par gestes. Il errait seul dans les endroits solitaires. Mais une force invincible le ramenait toujours du côté des ruines, vers la brèche de la muraille. Quand il voulait la franchir, il reculait comme repoussé par un bras invisible.
Enfin, un soir, il entra dans la cour et s'assit dans les grandes herbes, sur un chapiteau détaché de sa colonne. La nuit commençait à estomper la haute muraille où la baie de la fenêtre marquait une tache plus noire. L'air était lourd et le ciel couvert de nuages. Des feux follets voltigeaient sur l'eau stagnante du ravin. Pierre Terreau était enseveli dans une rêverie aussi sombre que cette sombre soirée quand, tout à coup, un éclair déchirant la nue illumina la muraille et les barreaux de la fenêtre qui étincelèrent d'une lueur rougeàtre. Un croassement retentit, suivi d'un lourd battement d'ailes. Le misérable vit distinctement un cadavre décharné se dresser dans la fenêtre et le regarder avec des yeux vides, au fond desquels l'éclair avait laissé deux flammes. Il s'enfuit éperdu. Son pied s'embarrassa dans une racine de bouleau qui se tordait comme un reptile, au dessus du sol. Il tomba comme une masse. Ce fut tout. Il était retrouvé le lendemain, le corps pendant à moitié sur le talus du ravin. Il n'avait pas la plus petite blessure. Ses traits, fixés par la mort, portaient l'empreinte d'une inexprimable terreur.