Il y avait autrefois, aux Mazures, un château-fort appartenant à un seigneur nommé Perreau. Il y avait aussi, non loin des murs de ce château, une petite abbaye où vivaient des religieuses de Notre-Dame-de-la-Consolation, au nombre desquelles il s'en trouvait deux d'une rare beauté. Or, le seigneur Perreau, qui avait eu fort souvent occasion de les voir et surtout de les admirer, en devint subitement amoureux; il voulut même, plusieurs fois, les attirer dans son manoir et leur faire agréer ses impudiques propositions.
Un jour qu'il cherchait dans son esprit le moyen de réussir, fût-ce même par violence, il ne trouva d'autre expédient que d'appeler le diable à son secours.
— Me voici, dit Satan qui, s'attendant toujours à être appelé, se trouvait à ses côtés ; me voici, que me veux-tu ?
— Il y a, lui répondit Perreau, dans une petite abbaye proche de mon château, deux religieuses merveilleusement belles et qui résistent à mon amour. Peux-tu me les livrer ? Tu auras tout ce que tu exigeras de moi.
— Eh bien, reprit Satan, tu auras les religieuses en échange de ton âme que tu vas me donner ; dans trente ans je viendrai la prendre, à moins que tu ne meures avant cette époque.
— Affaire convenue, dit Perreau; amène-moi les religieuses dès ce soir même.
A peine était-il nuit, et au moment où messire Perreau venait de faire éclairer ses appartements et servir son souper, qu'il vit entrer les deux religieuses. Elles lui exprimèrent leur étonnement de le voir en si belles dispositions, le messager qui les avait envoyées leur ayant dit qu'il était dangereusement malade et réclamait des soins ainsi que des prières. Perreau les reçut avec joie, leur fit mille politesses, puis, ayant ordonné à ses gens de fermer toutes les portes du manoir, elles se trouvèrent prisonnières, à la merci de leur ennemi.
Ce qui se passa, cette nuit-là, au château des Mazures, est toujours resté enseveli dans les plus profondes ténèbres. Aucun historien, aucun chroniqueur n'en ayant été témoin, rien n'eu a transpiré dans le pays, sinon que l'on attribua à Perreau la suppression de l'abbaye de Notre-Dame-de-la-Consolation qui eut lieu quelque temps après.
Mais trente ans s'écoulent rapides pour ceux qui vivent dans la retraite comme pour ceux qui habitent des palais somptueux. Or, pendant ce temps, messire Perreau ne fut pas heureux. Un fils unique qu'il avait eu de sa femme, morte en lui donnant le jour, avait été tué en combattant, et il le pleurait encore lorsque le souvenir de son marché vint lui rappeler que bientôt l'heure fatale sonnerait pour lui.
Un soir, en effet, il vit tout à coup son château éclairé comme il l'était à pareil soir il y a trente ans et un souper splendide servi comme à cette époque. Puis, Satan, qui avait présidé à tous ces apprêts, lui apparut soudain, armé de pied en cap.
— Je viens, dit-il, chercher ton âme : tu me l'as vendue, elle m'appartient.
Perreau, voulant courir à ses armes pour se défendre, se leva précipitamment, mais, dans son mouvement si brusque, il renversa l'un des flambeaux allumés qui mit le feu aux tentures et aux tapisseries. Bientôt le château était la proie des flammes.
Et le diable, pendant que brûlait le manoir, s'étant emparé de sa victime, la porta sur un arbre, au beau milieu de la forêt de Mannessart, où il la fit languir, souffrir et crier pendant trois jours après lesquels il la précipita dans un gouffre profond qui porte encore, aujourd'hui, le nom de « Trou-Perreau. »
Or, pendant longtemps, chaque année, quand revenait cette même nuit si tragique, on entendait gémir et crier dans le bois l'âme infortunée de messire Perreau, et c'est pour cela qu'il fut appelé par « les anciens » l'Ouyeu du Pont-des-Aulnes.