Comme Nemrod, comme saint Hubert avant sa conversion, les moines de Braux furent, en leur temps, de grands chasseurs devant l'Eternel, si bien qu'il eût été plus facile de les trouver dans les bois qu'à la chapelle. Et, plus que tous les autres un grand gaillard solidement découplé, haut en couleur, dont la légende ne nous a pas conservé le nom, s'étant contentée de nous apprendre que les sangliers, les cerfs et les lièvres n'eurent jamais, dans nos forêts ardennaises, plus redoutable ennemi. À quelle époque vivait-il ? La légende ne nous l'apprend pas davantage, mais, nous dit-elle, il pensait à la chasse jour et nuit, ne voyant dans ses rêves que bêtes à poil, bêtes à plumes. Il avait même au pied de sa stalle, dans le choeur, une niche pour son chien et entremêlait sacrilégement, dans ses prières, les termes de vénérie aux noms des saints et des saintes qui, pendant toute l'éternité, pourront, sans se lasser, au milieu des trônes et des dominations, contempler la gloire de Dieu.
Ses supérieurs, pour lui, se montraient d'une indulgence coupable. Mais n'étaient-ils pas, eux-mêmes, quelque peu chasseurs, et la collégiale n'avait-elle pas toujours eu des veneurs la pourvoyant de gibiers? Puis vinrent les douces remontrances et, enfin, les sévères admonestations. Rien n'y faisait. Il promettait de se corriger et, comme l'impie de l'Ecriture qui revient à son vomissement, il s'enfonçait de plus en plus dans son péché. Hélas! la main du Seigneur devait s'appesantir sur lui et le châtiment fut terrible!
Il faut vous dire que les moines de Braux vénéraient tout particulièrement saint Pierre, le prince des apôtres, qui fut crucifié à Rome la tête en bas; aussi célébraient-ils sa fête avec grand éclat. En ce jour, trois fois saint, la chapelle déployait toute sa magnificence et, de tous les lieux d'alentour, on y venait entendre la messe. Or, notre moine s'étant dit, une fois, que manger, après la célébration du saint sacrifice, un appétissant civet cuit à point n'était sans doute pas péché mortel, résolut de se mettre en chasse. C'était sa manière d'honorer le saint et il la jugeait bonne.
Donc, de grand matin, à la piquette du jour, le soleil n'étant pas encore levé, il partait délibérément, son fusil en bandoulière. De suite, il se rendit à la Haye-du-Bois qui n'avait plus de secrets pour lui et où foisonnaient lapins et lièvres.
Il arrive, s'embusque et attend.
Tout à coup devant lui passe un lièvre, un lièvre comme il n'en avait jamais vu; il était gros, il était grand, mais gros, mais grand, comme ils peuvent l'être seulement dans le pays des légendes. Son poil est fauve ardent, ses yeux rouges comme un tison; ses oreilles longues, longues, ne se couchent pas en arrière comme celles des autres lièvres, mais, semblables à deux cornes, se dressent droites au-dessus de la tète. Et, chose singulière, il boite des pattes de devant, marchant, d'ailleurs, d'un pas égal, mesuré, marquant la cadence. A peine l'a-t-il vu que notre moine, sentant battre son coeur, s'est dit : « Je l'aurai ! »
Il se lève donc et le suit.
Le lièvre lui fit gravir la roche à Chépeau. En ce moment, les tintements de la cloche annonçaient déjà la première messe. Le moine n'y songeait guère : il était entrainé du côté des Boulettes et descendait vers le ruisseau de la Maladrerie. Ils franchirent le deuxième et le troisième ru et gagnèrent le plateau de Janvel. Ils avaient, à leur droite, les rochers de Chàteau-Regnault, célèbres par le souvenir des quatre fils d'Aymon, et, à leurs pieds, la riante vallée des Parsus avec son ruisseau abondant en truites. Ils allaient, ainsi, par monts et par vaux : vingt fois le moine tint le lièvre au bout de son fusil et vingt fois l'arme tomba de ses mains.
Ils arrivèrent à la roche de Massinfour, lieu maudit où les sorciers et les sorcières venaient faire leur sabbat. Trois fois le lièvre en fit le tour comme s'il se fut complu en un lieu aimé. Et même si le moine avait, une seule minute, pu quitter son gibier des yeux, il aurait aperçu, accroupie sur une pierre, une créature immonde, couverte de haillons sordides, la figure décharnée, qui, lorsqu'il passa près d'elle, fit entendre un rictus moqueur, répondant à un signe mystérieux du lièvre. Mais il y avait tant d'autres choses extraordinaires qu'il ne vit pas davantage et qui, pourtant, eussent dû le tenir en éveil !
A leur approche, les oiseaux cessaient leurs chants. Hérissés, ils s'enfuyaient à tire-d'ailes, comme saisis d'effroi. Le feuillage des arbres était pris de frissonnements subits et les fleurs perdaient leur éclat, l'eau des ruisseaux s'arrêtait dans son cours. Seules les couleuvres, les vipères redressant leurs têtes gluantes et plates, redoublaient leurs sifflements sinistres. On eût dit que, reconnaissant leur maître, elles voulaient rendre hommage à sa puissance. Et, phénomène étrange, chaque pas du lièvre laissait sur l'herbe une empreinte de feu. Mais, hélas ! le moine ne voyait rien !
Ils traversèrent la « Réserve des chanoines. » Le bûcheron matinal qui se rendait à sa ramée, rencontrant ce lièvre mystérieux, ce prêtre qu'un pouvoir infernal semblait conduire, passait vite, vite, se signant et récitant tout bas un Ave. Remontant jusqu'à Mellier-Fontaine, ils revinrent par le Pré-de-Braine, et le soleil était déjà très haut dans le ciel lorsque haletant, le front couvert de sueur, le moine s'arrêtait épuisé. Le lièvre se retournait alors, et la patte levée, avec un air de défi, il semblait lui dire : « Tire donc! j'attends! » Mais fasciné, n"étant plus maître de lui, le moine, inconsciemment, reprenait sa marche.
Ils parcoururent à droite et à gauche, dans tous les sens, les grands bois qui s'étendent en arrière de Braux. Ils atteignirent, en face de Nouzon, la Roche à l'Argent qui jadis élevait, à plus de cinquante mètres dans les airs, son immense bloc grisâtre. Ils montèrent, redescendirent et r remontèrent encore le grand Terme et se trouvèrent sur les Perrières, grand plateau nu, rocailleux, qui avance sa croupe arrondie jusqu'au-dessus du village. Le moine entendait les cris des enfants, le pas des fidèles se rendant à la messe, il voyait la croix du clocher et la fumée s échappant des maisons,. Un instant il eut la pensée de cesser la chasse, mais son affreux destin était écrit là-haut, dans le grand livre, et devait s'accomplir.
Les arbres n'allongeaient plus leurs ombres, l'air semblait sortir d'une fournaise, tout était silence dans la nature et seul, par intervalle, le grillon jetait sanote stridente. Le moine soutenait à peine sa marche chancelante. Le lièvre le ramena par le chemin de la Promenade. Ils étaient arrivés à cet endroit où la route s'infléchit vers le septentrion; ils voyaient Braux, au loin, devant eux. Le soleil versait à flots ses rayons ; sous sa lumière éclatante, les toits d'ardoises des maisons resplendissaient comme des plaques d'argent, et le clocher du village éblouissait de blancheur. L'horloge fit entendre son carillon et le marteau, douze fois, retomba sur le bronze pour marquer l'heure. Mais à peine le douzième coup avait-il tinté que, se dressant aussi prompt que l'éclair sur ses pattes de derrière, les yeux fulgurants et pleins d'un triomphe indicible, le lièvre, d'une voix éclatante, dit au moine chasseur : — Et ta messe? Ne sais-tu pas qu'il est midi?
Puis il disparut en fumée, laissant une forte odeur de souffre. Le moine était tombé comme foudroyé. Retrouvé évanoui par les Pères qui, inquiets, le cherchaient depuis longtemps, il put, grâce à leurs soins, revenir quelques instants à la vie et, quand il reprit ses sens, ses mains s'agitaient comme pour repousser une vision horrible. Or, il mourut ce jour même de la Saint-Pierre qu'il avait, à sa manière, voulu fêter, ayant raconté son aventure, ayant surtout, avec repentir, prié Dieu de lui pardonner.
Et, dit en terminant la légende, « puisse le Seigneur lui avoir fait grâce dans son paradis ! »