L'attente du déjeuner nous avait fait prendre en patience notre station forcée au Bourguet; mais, en nous levant de table, nous trouvâmes notre réserve de résignation épuisée avec notre appétit. On agita sur toute la ligne la question du départ : coûte que coûte, il fallait être le soir même à Saint-Sauveur ou tout au moins à Isola.
Des gens envoyés en reconnaissance exprimèrent l'avis que nous pourrions, dans une heure ou deux, non reprendre notre voyage en carriole, mais passer à dos de mulets le torrent de Douans et la Tinée, en choisissant bien les endroits guéables. Mais il fallait pour cela que l'orage, qui paraissait calmé autour de nous, le fût aussi à la montagne.
« Tout dépend de la Maïssetto, n'est-ce pas? mère! » — dit notre hôte avec bonne humeur.
— « La Maïssetto n'a rien de commun avec le vallon de Douans, vous ne pouvez pas l'ignorer, mon fils, — répondit gravement la bonne femme; — puisque les eaux qui portent son nom et qu'elle a fait un jour déborder, tombent dans la Roya, qui est tributaire de l'autre rive de la Tinée.
— « Qu'est-ce que cette Maïssetto? - nous écriâmes-nous à l'envi; — nous supplions qu'on nous présente la maïssetto.
— « La maïssetto, — reprit l'infatigable conteuse, — n'était qu'une gamine de dix ans, dont la mère avait été reçue maissa, ou sorcière. Quand une mère de famille s'est une fois vendue au diable, c'est comme si elle lui avait cédé du même coup toutes ses filles nées ou à naître. Celles-ci, en échange de leur âme, obtiennent dès leur bas âge, un premier don de sorcellerie, qui leur permet de faire le mal avant la chute de leurs dents de lait.
« Voilà comment la maïssetto dont nous parlons, un jour que de petites camarades, bergères comme elle sur les pentes du mont Rionet, la mettaient au défi de montrer son pouvoir magique, avait su, à l'aide de certains signes cabalistiques et de certains mots hébreux qu'elle avait retenus, faire éclater un orage terrible au milieu d'un ciel serein.
« Grêlons et paquets d'eau, sans compter les coups de foudre, s'abattaient sur les épaules des bergerettes, assommaient leurs agneaux ou chevreaux, et faisaient déjà du pacage un marécage. Elles supplièrent donc l'aventurière de dompter les éléments qu'elle avait déchaînés.
« Qui fut alors bien embarrassée et penaude? Ce fut mademoiselle la maïssetto, qui s'apercevait, trop tard, qu'elle était loin d'être une maïssa consommée. Elle avait bien su invoquer Astaroth, la femme du diable, qui fait pleuvoir ; mais elle avait oublié la litanie à Belzébuth, le démon qui ferme, à son gré, les cataractes du ciel.
« Et il faut voir comment les cataractes du ciel, toujours ouvertes, avaient transformé le ruisselet descendant du mont Rionet à la Roya en un torrent impétueux, dont les flots bondissaient par cascades dans cette sage petite rivière, devenue tout à coup si grosse et si violente, qu'elle refoulait la Tinée elle-même hors de son large lit!
« La maïssa, en voyant flotter sans vie, parmi les troncs d'arbres, une telle foison d'agneaux et même de béliers ou de boucs cornus, se douta que sa fille avait fait quelque sottise dans les hauts lieux. En un clin d'œil, à cheval sur son balai magique, elle se transporta au milieu des bergerettes éplorées, et elle sut se faire obéir de Belzébuth, dont le souffle dissipa les nuages et sécha le sol, mais ne ressuscita point les pauvres moutons submergés.
« La maïssa gifla donc bien aigrement la maïssetto, qui lui tira la langue. Outrée de l'impertinence, la mère fut assez mal avisée pour s'en plaindre à son mari, lequel tança l'enfant et, lui trouvant un sourire singulier, la fit jaser.
« Le père de famille apprit ainsi avec indignation qu'en son propre logis le diable était maître et seigneur. C'était un bon chrétien : il n'hésita pas à mettre le feu à la maison maudite, sans en rien sauver que le jeune frère de la maïssetto, tiré nu de sa couchette. Quant aux deux sorcières, mère et fille, elles n'eurent que la peine de passer des flammes de l'incendie dans celles de l'enfer.
« Mais le torrent de la Maïssetto subsiste toujours, pour perpétuer son nom et le souvenir de son bel exploit : c'est celui qui se jette à gauche, dans la Roya, par une jolie cascade. »


