Le vieux orme de Saint-André couronne ses branches noires et mutilées de rejetons verdoyants, comme un grand-père joyeux de se voir revivre dans tous ses petits-fils; ses pieds noueux s'enfoncent dans la berge du canal du château, et, vénérable, il semble se reposer au bord des eaux tranquilles. A son ombre, quelques vignerons à tête blanche sont assis et devisent des temps d'autrefois; ils semblent prendre à témoin le doyen des arbres du pays, ce gage de paix que Sully, le ministre dont la mémoire est chère à l'agriculture, fit planter sur la terre de Henri d'Apchon, rude soutien du parti de Henri IV dans le Roannais. Mais les vieillards du joyeux bourg ont oublié les guerres pour garder naïvement le souvenir des fêtes et de la splendeur du château. Ses ruines, encore élégantes, dominent leurs maisons, accompagnent la flèche élancée de l'église et se détachent sur la colline fameuse de Bouteyran.
– « Il s'en est donné des fêtes dans le chateau! dit un des plus àgés des vignerons. Le jour et la nuit, ce n'était que festins et danses; ménétriers jouant de la musette, baladins aux mots pour rire et aux chansons. Joie et bombance logeaient à cette enseigne; et les boiseries des grandes salles, les tapis où était brodée la Bible avec les patriarches étaient plus communs au château que les toiles d'araignées dans une grange.
– « On dit, ajouta un autre vigneron, que les seigneurs de ces bâtiments, non contents de les placer en bon pays, en belle vue, les ont refaits trois fois, et trois fois y ont mis les ouvriers 2 pour embellir, agrandir et parfaire le château le plus joli de tout le pays. Ils voulurent que si l'on disait Boisy le Fort, Rouillères le Riche, on pût crier Saint-André le Beau.
– « Deux grosses tours rondes, comme deux grosses dames d'autrefois, avec leurs collerettes, se tiennent en avant, la tête entourée de créneaux. La façade au long toit de tuiles croisetées regarde la campagne à travers ses fenêtres à croix de pierres bien taillées. L'autre côté, sur la cour, est décoré comme Jean-Claude, le caporal revenu de Crimée, tant il y a de médaillons jaunes et dessus les portraits des empereurs romains et des dames de ce temps-là, dont les seigneurs de Sain-tAndré descendaient, disaient-ils, je pense, à peu près comme la rivière de la Gourrat descend des gouttes de vers Arcon, c'est-à-dire de fort loin.
– « Moi, repartit un troisième habitant, je n'ai jamais vu si belle galerie que celle de la cour, avec ses murs de briques rouges et noires arrangées en dessins et festons. Grand dommage, mon homme, que tout cela soit tombé! Et c'est bien fait, bien fait, que celui qui a jeté bas la tour de gauche, pour en avoir les grosses pierres, n'y ait pas trouvé grand profit. Un jour, un savant bourgeois, de ceux qu'on trouve plus souvent avec un livre qu'avec une donzelle sous le bras et qui mettent leur nez dans les parchemins, passait de fortune au moment où l'on démolissait les vieilles murailles. – « Avez-vous trouvé des Carolus ? » M'assure c'est comme une vieille monnaie. – « Des carreaux? j'en ai assez trouvé, brave homme, répondit celui qui faisait jeter bas la tour; mais des lus, gin! »
Ce lazzi fit rire les bons vieillards assis sous l'arbre, et le conteur reprit :
« Si joyeuses qu'aient été les fètes et les noces du château, le seigneur n'était pas encore content. Écoutez une vieille histoire, de celles que nous autres, anciens de la paroisse, avons entendues sur les genoux de nos mères-grands, à l'abri du vieil arbre.
« Un soir, c'était grand train au château. Le seigneur recevait un prince, un baron, un des plus riches de la France, le roi peut-être ! on ne l'a pas su; car les valets, trop pressés, auraient mieux aimé bailler du bàton que dire un mot de tout ce gala, qui n'était pas fait, comme de raison, pour des manants comme nous autres. On n'entendait que bruit des trompettes, galop des chevaux, appels des voix; les cloches sonnaient comme au beau jour de Pâques; des ménétriers étrangers chantaient. Les vitraux des fenêtres brillaient de lumières comme au soleil levant; à Sarcy, à Ouche, sur les tours du seigneur, de gros feux allumés éclairaient toute la plaine; et, du Pontet, notre village, on entendait les sons des instruments, comme le vent dans les arbres, tantôt forts, tantôt doux, puis rapides; et on voyait, à travers les vitres, tournoyer les ombres des belles dames et des gentils cavaliers.
– « Ah! dirent les gens du Pontet, puisqu'on est si beau, si joyeux, si heureux par là-haut, pourquoi ne ririons-nous pas aussi? le rire est fait pour tout le monde; la joie est comme le soleil, elle luit ce soir sur les visages des manants comme sur le teint blanc des princesses.
« Allons, père la Janette, vieux ménétrier du village, ta musette, trop criarde pour le beau monde, ton violon, trop peu savant pour le château, nous joueront une bourrée, et que la danse aille promptement! »
« Le père la Janette monta donc sur un tonneau. Et gai, lon là! femmes et filles, garçons et hommes; chacun arrondit ses bras, met pied gauche en avant; et alle! alle! la bourrée retentit. Oh! comme ils dansaient, viraient et sautillaient et gambadaient! La musette à la peau de chevreau se gonfle et se ride. Quand le joueur ne souffle plus, la chanson sonne encore dans la musette, et l'on dit que le diable dedans chante et siffle; on dit que la corne parle avec les lutins. Et alle! alle! alle! Voyez donc les filles, comme leurs joues sont roses de tant sauter!... Après chaque passe on prend un baiser.
« Mais vient un valet du château. Que veut-il? peut-être faire taire les danses et étouffer les cris? Mais non, ce n'est point un valet son habit brille d'or et d'argent, sa toque de velours balance une plume blanche; le voilà, il approche... C'était le seigneur lui-même!
– « Ah! dansez, chantez, chers vassaux, paysans de mes terres. La joie vous accompagne; je veux danser avec vous. »
« Femmes et filles lui font la révérence, cachant leurs visages dans leurs tabliers à baverette; garçons et vieux, intimidés, se sauvent comme des moutons devant le loup. Il ne reste plus que le père la Janette sur son tonneau, et le seigneur aux habits d'or et d'argent.
– « Dis-moi, vieux ménétrier, pourquoi ces pauvres gens s'en vont-ils, comme la feuille au vent? Est-ce crainte de moi? suis-je un maître méchant et bourru ?... Allons, joue ton air le plus gai, tes ritournelles les plus jolies; peut-être reviendront-ils ?
– « Monseigneur et monsieur, dit le vieux la Janette, un habit d'or jure avec un pourpoint de bure; la main d'un chevalier touche la main blanche des belles dames; et nos femmes, devant vous, ne savent que se sauver de peur... sans penser que leur seigneur puisse songer à tenir avec elles la danse des paysans.
– « Brave ménétrier! Oh! j'ai assez, j'ai trop de ces fêtes de cour, de ces bals, où la cérémonie pèse sur les épaules plus que mon harnais de guerre ou mes habits dorés! Là-haut, je me tenais à l'écart dans la niche d'une fenêtre; j'entends votre musette, je vois mes paysans ivres de joie et la chanson sur les lèvres, je vois les filles agiter leurs tabliers et la tête parée de leurs coiffes lyonnaises; je suis sorti sans bruit et je suis venu. Mais, hélas ! la joie des grands tue le bonheur des petits! l'or fait peur à la bure! Sautez, dansez, braves gens : le seigneur ne troublera plus votre gaieté; je retourne au château dont les fenêtres brillent, mais où le bon sourire ne règne pas. Mes valets auront sans doute à ma place le bonheur de jouir un moment de la joie des campagnes, d'inviter une de vos jeunes filles et de prendre un baiser. »
« Ainsi dit le seigneur; il se retire à pas lents.
« La musette se réveille; l'air chante plus haut, roule et perce les oreilles, pendant qu'un son plus sourd, comme le bourdonnement de l'abeille sur l'amandier en fleurs, l'accompagne. Et alle! alle! alle! filles et femmes, jeunes et vieux, la bourrée, la contredanse, et encore la bourrée ! J'en sais plus d'une vingtaine; mais après chaque passe on prend un baiser.
« Mais voilà qu'un valet de gris habillé et couvert d'un manteau d'étamine et de bure vient du château, et d'un pas leste il s'avance.
« Entrez dedans le rond, notre valet, et dites-nous si nos filles valent vos belles dames, et si, dans notre danse, il y a autant de rires que là-haut, de virements, de tournées, et si la fin finale vaut celle de vos bals dorés, car le seigneur lui-même est venu tout à l'heure pour le savoir; mais tout le monde s'est caché. Dansez, dansez ! vous lui rendrez bonne réponse; varlet, dansez !
– « Eh bien soit, gens du Pontet, si je me rappelle encore ces danses, que, tout enfant, je faisais sur la bruyère; car vrai est que, depuis que je suis au service de monseigneur, j'ai oublié le pas, le pas de la bourrée... sans oublier la fin finale, oh! non!
– « On vous l'apprendra, beau gars. Prenez-moi seulement Franchonnette; je vais, en m'accompagnant de ma musette, vous chanter la leçon en deux mots. Suivez, suivez mes paroles, faites ce que je vous dis et, d'ici à tout à l'heure, retournez au château enseigner la bourrée à notre maitre, que Dieu bénisse. »
« Le vieux la Janette, préludant sur sa corne, commença à l'instant cette bourrée douce: [J'ai passé le texte de la bourrée, qui n'apporte rien à la légende]
« Le père la Janette chantait à tire-larigot. Le gars faisait progrès rapides, et, de varlet, il était passé maître. Oui, maître... car au moment où, virant et sautant, il ne pensait qu'à sa danseuse et à mettre à profit la leçon harmonieuse, son manteau, son manteau gris tomba, et dessous brillèrent les habits d'or et d'argent du seigneur, du seigneur de Saint-André... Tous s'arrêtent: garçons ébaudis, filles rouges comme des pommes d'api, musiciens éfaunis (semblable à des faunes).
– « Dansez, dansez, pauvres gens; je vous dois une heure de bonne joie, et, à vos filles, de bons baisers ! Dansez! »
« Puis il quitta la danse du Pontet pour la danse du château, et l'on voyait, derrière les vitraux colorés, passer et repasser l'ombre des dames et des beaux cavaliers.
– « Ah! ah! dirent en riant les autres vieillards sous l'orme de Saint-André, l'ami, parmi tant de fêtes du château, tu ne nous avais pas encore raconté cette bourrée, et ce n'est pas d'aujourd'hui que date la parole: Trop de grandeur embarrasse. »