Sidi El-Haloui était renommé par toute l'Afrique du Nord pour l'étendue de sa science dans les choses divines et humaines et pour les nombreux miracles qu'il avait opérés. On disait en parlant de lui: Dieu lui a révélé tous les secrets des mondes visibles et invisibles; ses serviteurs sont les génies, et si ce n'est pas un apôtre, c'est certainement un prophète ! Sa renommée était solidement établie parmi le peuple et elle arriva jusqu'à la cour. Aussi, un jour, le sultan dit-il à son premier vizir :
« Il faut que je voie l'homme extraordinaire que l'on appelle Sidi Abdallah El-Haloui; qu'on me l'amène sur l'heure. »
Aussitôt les officiers du palais se mettent en quête de l'ouali; il est amené au Mechouar et introduit dans l'appartement du prince. Le chef des croyants l'invite gracieusement à s'asseoir devant lui, et le fait disserter, une heure durant, sur toutes les belles choses qu'il sait : le sultan est ravi de cette science profonde.
« Allez, lui dit-il, je ne veux pas que l'éducation des princes, mes enfants, soit confiée à un autre qu'à vous ; je vous choisis; à partir d'aujourd'hui, je remets ce précieux dépôt entre vos mains; vous serez chargé de les instruire. »
Comme tout bon ouali, Sidi el-Haloui est modeste. Il balbutie une excuse: la mission est difficile et délicate, bien au-dessus de ses forces; il n'est qu'un humble serviteur de Dieu, le dernier, le plus indigne; comment se charger d'un tel fardeau? Mais devant la volonté d'un roi qui n'entendait pas facilement raison, il fallut céder.
Voilà donc l'ouali devenu, malgré lui, précepteur en titre de deux jeunes émirs. Sidi El-Haloui avait mis pour condition qu'il ne résiderait pas au palais; les jeunes princes devaient venir le trouver dans sa modeste demeure; le sultan avait accédé à cette demande insolite, tant sa confiance était grande, et puis Dieu l'avait touché à son insu, et il n'était déjà plus le maître de sa volonté.
Sidi el-Haloui commença donc ses leçons et presque aussitôt il réussit à merveille dans la tâche qu'il avait entreprise. Les deux princes avaient été gâtés par les courtisans et ils étaient absolument ignorants, et voilà que leurs yeux se dessillent, leur esprit s'illumine et rapidement ils deviennent de petits prodiges. Le sultan, leur père, était ravi et étonné. Il se félicitait du parti qu'il avait pris et devant ses vizirs il en témoignait hautement sa royale satisfaction.
Mais Satan, Satan le lapidé, était aux écoutes. Il trouva bientôt l'occasion excellente pour nuire à l'ami de Dieu, au saint de Tlemcen. Goutte à goutte, le Malin infiltrait dans le cœur des vizirs le poison de la jalousie.
Tout allait bien pourtant, lorsqu'un certain soir, le sultan s'étant assis au milieu de ses enfants pour partager leur repas, crut s'apercevoir qu'ils étaient soucieux et ne mangeaient pas; les mets les plus exquis leur étaient présentés et c'est à peine s'ils y touchaient.
« Qu'est-ce à dire ? fit le sultan tout étonné; qu'avezvous donc, mes enfants, que les choses les plus rares que l'on serve à la table royale, ne trouvent pas grâce devant vous ?
– C'est que... que... nous n'avons plus faim, répondirent timidement les jeunes princes.
– Vous n'avez plus faim? Comment cela se fait-il ?
– Sachez donc, seigneur, que nous prenons chez notre maître une nourriture merveilleuse qui flatte notre goût autant qu'elle satisfait notre appétit. Aussi, lorsque le soir nous rentrons au palais, n'avons-nous plus le moindre désir de toucher aux mets que votre bonté nous fait servir.
– Oh! notre maître, allez, a bien grand pouvoir ! car il lui suffit de gratter la muraille du bout de son ongle ; les miettes de plâtre qu'il recueille ainsi deviennent, en passant dans le creux de sa main, un aliment exquis.
Voilà, seigneur, ce qu'il nous fait manger quand il est satisfait de notre travail et de notre application, et c'est bien le mets le plus délicieux que nous ayons jamais goûté: il a la saveur du miel le plus sucré, le plus délicat; il rassasie vite notre faim et nous donne chaque fois de nouvelles forces et une ardeur sans pareille pour le travail. De notre vie, nous ne voudrions d'autre nourriture, s'il nous était permis de choisir. »
Le Sultan, tout ébahi, alla rapporter cet événement à ses vizirs.
« Vous le voyez, Sire, s'exclama le hadjeb ou grand chambellan; je l'avais bien dit à Votre Majesté; cet homme n'est qu'un sorcier, un magicien, un ami de Satan, un faux ouali, un infâme corrupteur de la jeunesse; il vous trompe, il abuse indignement de votre confiance; le châtiment doit être proportionné à l'outrage fait à la personne royale, au commandeur des croyants.
– C'est bien dit, repartit le Sultan; j'ai été dupe de cet extravagant et méchant homme. La vengeance doit être prompte comme le ressentiment; qu'on l'emmène hors des murs et qu'il soit décapité à l'instant. »
Comme bien on le pense, le hadjeb fit vite exécuter l'ordre du sultan. Traîné à l'endroit où depuis s'est élevé son tombeau, Sidi el-Haloui eut la tête tranchée, et son corps fut abandonné sans sépulture à la voracité des bêtes fauves et des oiseaux de proie.
Si l'orgueil du sultan était vengé et la haine du grand vizir satisfaite, Dieu n'était pas content et le peuple gémissait et murmurait en songeant au saint qu'on lui avait enlevé pour le faire périr d'une mort infâme.
Or, voici que le soir qui suivit cette terrible exécution, à l'heure d'El-Eucha, le Bouwab, ou gardien des portes, fit comme à l'ordinaire sa tournée dans la ville..
Le Bouwab criait: La porte ! la porte! afin que les retardataires qui se trouvaient encore dehors à cette heure indue s'empressassent de rentrer dans la ville et de regagner leur logis.
Tout était calme et silencieux. Pas une âme vivante n'avait enfreint la consigne; déjà les portes roulaient sur leurs gonds, quand tout à coup une voix lugubre retentit dans le silence de la nuit.
« Gardien, gardien, ferme ta porte ! Va dormir, gardien! Il n'y a plus personne dehors, excepté El-Haloui, l'opprimé ! »
Le gardien était saisi d'étonnement et de terreur, mais il se tut. Le lendemain, le surlendemain, et pendant sept jours de suite, la même scène miraculeuse se reproduisit. Le peuple eut vent de la chose et murmura tout haut. Pour le coup, le Bouwab n'y tint plus; après avoir passé une nuit agitée, il se rendit au mechouar, de grand matin, et demanda à parler au sultan en personne.
Cette faveur insigne lui fut accordée.
« Sire, dit-il en tremblant, un miracle! Que votre Majesté daigne m'entendre ! Je me jette à ses genoux. Un miracle, Sire, un miracle ! »
Et notre homme de raconter à son maître et seigneur ce qu'il entendait chaque soir en fermant les portes de la cité.
« C'est bien, lui dit le Sultan; trouve-toi, ce soir, à l'heure d'El-Eucha, auprès de Bab-Ali; je m'y transporterai en personne avec mon grand chambellan: je suis bien aise d'entendre par moi-même la voix de cet homme. »
Le soir même, le Sultan n'eut garde de manquer au rendez-vous. Le vizir qui l'accompagnait était plus mort que vif. A peine la voix sonore et cadencée du mouedden s'était-elle fait entendre pour appeler les fidèles à la dernière prière, que, sur un signe du prince, le Bouwab fit retentir son cri de chaque soir: La porte ! La porte!
Alors au milieu du calme général qui régnait à cette heure, la même voix gémissante psalmodia ces paroles :
« Gardien, gardien, ferme ta porte! va dormir, gardien! Il n'y a plus personne dehors, excepté El-Haloui l'opprimé !
– J'ai voulu voir, j'ai vu ! s'écria le Sultan. »
Il remercia le gardien des portes et lui fit présent d'une bague en diamants d'un très grand prix. Puis se tournant vers le misérable chambellan :
« C'est toi, traître, qui m'as trompé, lui dit-il, toi et les tiens; tu es un enfant de Satan le lapidé; à ton tour, tu mourras ! »
L'aurore du lendemain éclaira le supplice du grand vizir, supplice raffiné qui dut frapper de terreur les courtisans, et faire frissonner d'horreur les méchantes langues du palais. Le sultan faisait en ce moment réparer les remparts de la ville: il ordonna que son premier ministre fût enseveli vivant dans un bloc de pisé que l'on posa justement vis à vis de l'endroit où le pauvre ouali avait été décapité et où son corps gisait sans sépulture. Et pour que la réparation fût complète, il décida qu'un tombeau digne de la sainteté de la victime lui serait élevé et qu'on y déposerait pieusement ses restes. Le peuple entier battit des mains, et le sultan fut, d'une voix unanime, acclamé le plus juste et le plus généreux des sultans présents et passés.
Telle fut véritablement la fin du saint Abou-Abd-Allah el-Haloui, de l'ancien cadi de Séville. A ceux qui en douteraient, nous pourrions opposer des témoignages authentiques et nous ne pourrions sans injustice récuser celui de toutes les vieilles barbes blanches de Tlemcen qui en savent plus que nous sur ce point. Et puis, n'y a-t-il pas aussi la complainte du Meddah, la complainte du cheikh Ibn-Emsaïd? Qui ne la connaît? Tout le monde la chante, jusqu'aux petits enfants. Voilà encore une preuve ! Lisez-la plutôt, bien qu'il y ait peut-être plus de charme à l'entendre chanter qu'à la lire; mais soyez indulgent pour le style et la versification de l'auteur; c'est une complainte, la poésie du peuple, elle parle son langage.
Donc, El Hadj-Mohammed ibn-Emsaïd, le meddah, a dit:
Là c'est Sidi el-Haloui, la victime de la calomnie!
Lui, qui a parlé aux grands du goum royal!
Oui, sa voix retentit même après qu'on lui eut coupé la gorge.
Il répondit au gardien des portes, et tout le monde l'a entendu.
Il lui dit: Gardien, à l'œuvre, fais ton office!
Ferme la porte et va-t-en dormir!
Il ne reste plus dehors qu'El-Haloui, l'opprimé!
Son corps décapité git à la belle étoile!
Ils l'ont étendu en croix dans la poussière!
(Cf. pour cette légende, la Revue Africaine. No 21; mars 1860.)