Pendant une froide nuit d'hiver, un individu chevauchait sur la route de Fribourg à Planfayon. D'une figure sombre et sévère, il semblait fuir la société des hommes et rechercher un coin de terre bien sauvage afin d'y cacher le déclin de son existence. Revêtu d'une brillante armure, monté sur un coursier richement caparaçonné, il paraissait dédaigner tout ce qui l'entourait et n'avoir hâte que de parvenir dans quelque endroit solitaire. D'où accourait-il ? Quel était son nom? Quels événements l'éloignaient du pays. de ses aïeux? La légende l'ignore. Ce qu'elle sait, c'est qu'il précipitait sa course, comme si un ennemi redoutable l'eût poursuivi. De la voix et de l'éperon il excitait son cheval. Parfois celui-ci ralentissait son trot, mais il était bien vite rappelé à la dure réalité de son sort. Intrépide animal, il avait soulevé la poussière sur vingt champs de bataille, mais maintenant les forces l'abandonnaient. Tout à coup, au sommet d'une montée trop raide, il s'affaissa lourdement, râla quelques secondes, puis expira en jetant sur son maître un mélancolique regard de reproche.
« Malheur à moi! malheur à moi ! dit à cette vue le pauvre voyageur. Dans cet accident de sinistre augure, tout mon avenir se dévoile, menaçant et lugubre. Encore du sang! encore des victimes! »
Troublé par ces tristes pensées, longtemps il reste là, immobile auprès du cadavre de ce serviteur fidèle, interrogeant des yeux la contrée d'alentour et prêtant une oreille distraite au murmure des flots grossis de la Gérine. Bientôt un bruit nouveau l'arrache à sa rêverie il a entendu le galop de trois coursiers rapides. Il regarde, il reconnaît les trois cavaliers, car ce sont ses propres enfants jaloux de partager et de consoler la disgrâce et l'exil de leur héroïque père.
Réunis bientôt en conseil de famille, les quatre décident de se fixer en cette région inconnue et d'y ensevelir dans un impénétrable secret leur nom, leur origine et leur histoire. Chaque fils se construira un castel sur les bords du torrent et les trois se disputeront entre eux l'honneur et la joie d'offrir l'hospitalité au noble proscrit.
Peu de temps après, à la grande surprise de la population, on voyait surgir de terre et s'élever peu à peu les donjons de Tscherlan, de Tscherlun et de Tsheprun. Quand les constructions furent terminées, les étrangers s'y retirèrent avec de rares valets, sans que nul ait pu écarter le voile de l'anonyme et du mystère derrière lequel s'abritaient les annales de tout un passé.
Quelque cinq ans s'écoulent dans un calme au moins apparent. Parfois les frères se visitent, mais on se demande s'ils sont vraiment unis par des liens intimes et sacrés. La singulière existence de ces opulents seigneurs fuyant le monde et oubliés du monde, frappe l'imagination populaire. Soupçons et pressentiments ont libre cours dans l'esprit des foules crédules. Tout se résume en ces deux axiomes inavouable est leur conduite antérieure, tragique sera leur avenir. Les événements donneront raison à l'opinion publique.
Un jour, le vieux chevalier était à Tscherlan. Entouré de ses fils, il leur parlait avec animation. Trente ans auparavant, à la même date, mais dans une région bien lointaine, il avait accompli son plus vaillant exploit et contribué à remporter la plus brillante victoire dont sa patrie puisse se glorifier. A ce souvenir, le sang bouillonne dans ses veines, il revoit le champ de bataille couvert de cadavres, il entend les cris des vainqueurs et des vaincus, il s'agite et s'échauffe en redisant pour la centième fois les incidents de cette mémorable journée, et, tenant en main la même épée qui avait frappé tant d'adversaires, il gesticule comme pour frapper encore des ennemis invisibles, mais soudain, dans un accès de délire ou par un faux mouvement, il se transperce la poitrine et tombe en s'écriant: « Du sang! du sang! » Ce fut son dernier mot.
Ainsi les fils ont raconté le fait, mais nul n'a jamais pu le contrôler. Ce qui est certain, c'est que le lugubre oracle n'a été que trop exaucé. Depuis l'heure de cette catastrophe, du sang a été vu à chacun des trois châteaux, du sang a jeté consternation et désespoir dans le cœur des trois frères.
A Tscherlan, dans l'appartement où succomba le vieux brave, les murs ont suinté d'une sueur de sang, comme si une rivière de sang en eût arrosé les fondements et pénétré toutes les pierres.
A Tscherlun, une main coupée et couverte de sang est apparue souvent comme pour rappeler que le glaive de la victime avait été dirigé par la fatalité ou par un bras homicide.
A Tscheprun, souvent le plancher de la chambre particulière du châtelain s'est coloré d'une teinte de sang. En vain le rabot a été employé, en vain le parquet a été changé : la tache est restée indélébile, parlant plus haut que tous les témoignages des hommes.
Enfin, pour comble de calamités, les trois châteaux, après avoir traversé de mauvais jours, ont eu de mauvaises nuits : noctium phantasmata. Des cris ont retenti dans le silence des ténèbres, des gémissements ont été poussés par une poitrine haletante, des malédictions ont été proférées sur un ton sépulcral, et du sommet à la base de ces donjons, à travers toutes les pièces et toutes les galeries, partout a couru ce mot répété par les échos: Du sang! du sang!
Une telle situation ne pouvait se prolonger. Désespérés, les frères s'éloignèrent de ces lieux néfastes. Mystérieusement ils disparurent, comme mystérieusement ils étaient venus. Leurs fières habitations furent abandonnées aux caprices du sort et aux ravages du temps, car personne n'osa s'y installer. Bien vite elles tombèrent en ruines, mais longtemps leurs tours tremblantes et leurs murs lézardés ont redit à toute la contrée que nul édifice n'est solide et durable sans la bénédiction divine.