La légende de la ferme d’Hamelghem [Meise (Province du Brabant flamand, Opwijk (Vlaams-Brabant / Belgique)]

Publié le 16 août 2023 Thématiques: Âme , Chant du coq , Construction , Construction inachevée , Coq , Diable , Diable constructeur , Diable roulé , Enfant , Ferme , Pacte avec le Diable , Paysan , Ruse ,

La grange du Diable
La grange du Diable. Source Midjourney
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Source: Collin de Plancy, Jacques Albin Simon / Légendes infernales: relations et facts des hôtes de l'enfer avec l'espèce humaine (1864) (9 minutes)
Lieu: Grange du Diable (Duyvel’s dak) / Meise / Province du Brabant flamand / Belgique
ATU: 810A*: Le prêtre et le diable

Quoique l'histoire de la Grange du Diable ne soit appuyée que sur des récits populaires, et que ces récits soient un peu contestés, la tradition orale, qui l'a conservée, est une croyance à peu près universelle chez les bonnes gens.

Il y a longtemps, au reste, que cette grange est debout dans un coin de la Flandre; ceux qui l'ont vu construire ne sont plus de ce monde; et il ne nous a pas été possible de découvrir l'époque précise où elle fut bâtie. Alors la ferme d'Hamelghem était occupée par un homme laborieux et actif, qui se nommait Jean Meulens. Il vivait heureux du produit de sa ferme, qu'il cultivait avec ses frères, dont il était l'appui. Il avait épousé une jeune femme qu'il aimait, et qui, pour la seconde fois, était enceinte. Les moissons étaient venues riches et abondantes; rarement il s'était présenté une année aussi belle; les récoltes étaient splendides; la situation de Jean était prospère, et son sort digne d'envie, lorsque, par une cruelle nuit du mois d'août, le tonnerre tomba sur sa grange et la réduisit en cendres, sans laisser un débris de chevron.

C'était le moment où l'on allait rentrer les grains; de belles moissons, fruits heureux d'une année de travaux, d'un ciel indulgent, d'une saison magnifique, étaient amoncelées dans les champs dépouillés. Et tout à coup il leur manquait un abri. Jean Meulens, qui s'était couché heureux et opulent, se levait avec la cruelle perspective d'une ruine complète; car toute sa fortune était là, exposée aux pluies et à l'orage; il n'était riche que de ses récoltes. Il n'avait pas d'argent pour refaire une construction assez vaste. Et quand même il eût tenu une bourse bien garnie, il n'avait plus le temps de faire bâtir. Le mois de septembre approchait à grands pas, amenant la saison des pluies. Jean ne savait à qui recourir, à quel saint se vouer, ni quelle résolution prendre.

Trois jours après l'incendie de sa grange, n'ayant pu jusque-là que se désoler, sans aviser un parti, Jean se promenait seul, à l'entrée de la nuit, sur un chemin croisé, à quelque distance de sa maison, rêvant tristement à la situation embarrassante où il se trouvait, lorsqu'il vit venir à lui un homme de moyenne taille, vêtu de velours gris de fer, avec un chapeau à cornes galonné d'argent, les pieds courts, difformes, emboîtés dans de légères bottines, les mains couvertes de gants noirs, et marchant si lestement, que, dans l'ombre du crépuscule, il paraissait glisser sur le chemin de traverse.

Il s'approcha de Jean, le salua avec politesse, et lui demanda le chemin de Meysse.

Nous n'en sommes pas loin, dit le fermier en sortant de sa rêverie; je vais vous y conduire.

L'inconnu remercia vivement; il fit à son guide diverses questions qui témoignaient de l'intérêt pour lui. Jean répondait assez vaguement. Il y avait quelque chose qui le glaçait dans l'extrême pâleur de l'étranger et dans ses regards fixes et ardents. Il semblait pourtant s'apercevoir si bien des inquiétudes du fermier, que, s'arrêtant tout à coup au pied d'un vieux pin séculaire, en s'appuyant sur sa canne pesante, il lui demanda d'une manière formelle le sujet des soucis qui paraissaient le dévorer. Jean, subjugué en quelque sorte, n'hésita plus. Il conta à l'inconnu toute sa peine.

N'est-ce que cela? dit lentement l'homme vêtu de gris. Il fallait le dire plus tôt. Je suis riche et puissant; je puis vous tirer du pas fâcheux où vous êtes.

– Oh! soyez béni, si vous le faites, répliqua le fermier à ces paroles consolantes : je ne l'oublierai de ma vie; et Dieu vous verra.

L'inconnu tressaillit; il baissa les yeux, garda un moment le silence. Puis reprenant la parole, comme s'il eût fait un effort:
– Je puis fournir aux frais de la construction de votre grange, dit-il, et vous la faire même si belle, qu'elle sera la plus grande du pays..
– J'aurais besoin qu'elle fût grande en effet, répliqua Jean; mais le temps presse. Comment avoir fini assez tôt ?
– J'ai des ouvriers en nombre suffisant. S'il le faut, elle sera terminée demain matin, avant le lever de l'aurore, avant le premier chant du coq.

Le fermier recula de surprise. Il se demanda en lui-même qui pouvait être cet homme? Il avait ouï parler d'entrepreneurs habiles. Jamais une activité comme celle qu'on lui offrait ne lui avait semblé possible.

– Et quel prix mettez-vous à ce service? demanda-t-il; car je dois aller selon mes forces.
– Un prix assez modeste, répondit l'étranger. Je suis un original et j'ai mes idées. Vous me donnerez votre second fils, qui va bientôt naître.
– Vous donner mon fils! dites-vous, et qu'en voulez-vous faire?
– Il sera sous mes ordres; j'en prendrai soin. Que pouvez-vous craindre en le confiant à un seigneur puissant qui vous enrichit?
– Pardon, interrompit le fermier. Où peuvent être vos domaines ?
– Nous y serions en moins d'une heure, si nous allions un peu vite.

Le fermier garda de nouveau le silence. Puis il dit:
– Je ne puis donner mon enfant.
– Réfléchissez, répliqua froidement l'inconnu; et revenez ici demain à la même heure.

Jean rentra chez lui excessivement préoccupé. Il ne dit rien à sa femme, rien à personne; mais il ne dormit pas de toute la nuit. Il se creusa la tête à chercher qui pouvait être cet homme extraordinaire. Était-ce un prince? un riche négociant? un sorcier ? un démon? Il repoussa ces dernières suppositions, pour s'attacher à l'idée qu'il avait affaire à quelque seigneur capricieux. Il se sentait de trop tendres entrailles de père pour livrer cependant ainsi son fils au hasard; il se promit de ne pas retourner au rendez-vous.

Mais dès le matin un grand orage vint encore. Des torrents de pluie fondirent sur la terre. Les récoltes qui restaient sans abri en souffrirent cruellement. Jean pleura de douleur; et songeant que sa femme et son fils premier-né allaient bientôt languir dans la misère, il vit avec moins d'effroi le sacrifice de son second enfant; il pensa que peut-être l'étranger, qui l'achetait si cher, voulait faire son bonheur, sa fortune; qu'il avait tort de le repousser; et il arriva au rendez-vous le premier.

Ses réflexions étaient amères. Il était presque nuit sombre, lorsqu'il entendit un léger bruit; les branches du vieux pin s'agitèrent brusquement, comme s'il eût fait un vent de tempête, quoique l'air fût tout à fait calme; et aussitôt Jean vit venir à lui l'homme au chapeau galonné d'argent.

– Je n'ai qu'un instant à vous donner, dit-il, je retourne à Vilvorde. Que décidez-vous?
– Je ne suis pas encore maître de mon étonnement, dit le fermier. Vous pourriez rebâtir ma grange et la faire la plus vaste du Brabant, et l'avoir finie dans la nuit?
– Avant le premier chant du coq, je le répète, si la grange n'est pas parfaite, et si je manque à quelqu'une de mes conventions, je n'exigerai pas l'exécution des vôtres.
– Et mes blés, que les pluies viennent de gåter, vous pourriez les faire étendre, les sécher, les rentrer?
– Tout se fera en même temps. De plus, voici une bourse qui renferme en or mille florins. Suffirat-elle à payer les dégâts de l'orage d'hier?
– Oh! certainement, dit le fermier avec des palpitations.
– Acceptez donc, et finissons-en.
– Mais, mon fils! encore, qu'en voulez-vous faire ?....
– Ce que je fais de ceux qui vivent sous mes ordres et qui vont construire pour vous.

Il se fit un silence nouveau; après quoi, Jean Meulens reprit :
– Quand faudra-t-il vous le remettre?
– Je viendrai vous le demander.
– Je...., je consens, dit enfin Jean avec un long soupir.
– Signez ceci, et tout sera fait, répliqua l'homme, en sortant de sa poche une petite feuille de parchemin, dont l'extrême blancheur faisait ressortir l'écriture, dans l'obscurité qui commençait à devenir profonde.
– Il n'y a là que ce que nous avons dit? demanda Meulens d'une voix tremblante.
– Pas autre chose.... Le fermier lut cependant; les caractères étaient rouges et brillants. En même temps l'inconnu présentait une petite plume de fer.
– Mais nous n'avons pas d'encre, dit Jean Meulens. -C'est vrai. Nous y suppléerons.

Aussitôt, par un mouvement si vif qu'on eût pu à grand' peine le remarquer, l'inconnu, de la pointe de sa plume en fer, piqua la main gauche du fermier sous le doigt annulaire; un peu de sang en jaillit, Il le recueillit dans le bec de la plume et le fermier signa d'une main tremblante.

Dès qu'il eut fini, l'étranger serra le parchemin et disparut comme s'il se fut envolé.

Le fermier se croyait le jouet d'un prestige. Il redevint convaincu que son aventure était réelle en sentant sous sa main la bourse de mille florins. Il retourna à sa maison, moitié craignant, moitié espérant, et sentant dans son cœur ce trouble inexprimable que doit éprouver un homme qui, sans savoir pourquoi, n'est pas content de lui.

Il était nuit noire lorsqu'il rentra dans la cour de sa ferme. Il la trouva déjà remplie d'une foule de petits êtres, minces et fluets, mais singulièrement agiles, qui portaient des poutres, des briques, du chaume, du mortier, des planches. Ils travaillaient avec une ardeur incroyable et dans un silence si prodigieux, qu'on les voyait scier, fendre, frapper, sans entendre le moindre bruit. Le ciment des briques se séchait aussitôt qu'il était posé. On apercevait leurs travaux qui montaient à vue d'œil à la lumière que jetaient leurs visages, d'où semblaient jaillir des lueurs de feu.

Jean s'épouvanta. Il crut remarquer de petites cornes sur le front des ouvriers lestes qui travaillaient à sa grange. Il lui sembla qu'ils avaient des griffes au lieu de mains et qu'ils voltigeaient plutôt qu'ils ne montaient à l'échelle.

Aurais-je fait pacte avec le démon? dit-il en lui-même, le cœur navré.

La rapidité de la besogne qui se faisait sous ses yeux et mille petites circonstances inouïes ne lui permirent bientôt plus d'en douter. Frémissant à cette pensée, désespéré de l'horreur d'avoir vendu son fils, il ouvrit hors de lui la porte de sa maison, où sa femme l'attendait pour souper.

Il avait les traits si décomposés qu'elle lui demanda pourquoi il ne montrait pas plus de courage; car elle attribuait encore sa douleur aux fléaux dont il était victime. Il ne répondit rien, sinon qu'il était malade et qu'il ne pouvait rien prendre. La pauvre jeune femme l'imita; elle pleura des peines de son mari, et après une demi-heure de silence pénible l'époux et la femme se mirent au lit.

Le fermier ressentait des angoisses qui l'étouffaient en songeant à son fils, qui n'était pas né et qui devait être la proie du démon. Il s'arrachait les cheveux et frappait sa poitrine pleine de sanglots. Sa douleur était si énergique que sa femme, ne pouvant en soutenir plus longtemps le spectacle, lui dit :
– Jean, il y a quelque chose que tu me caches. Tout n'est-il plus commun entre nous?

Le fermier hésita à répondre. Mais enfin il conta tout à sa femme la rencontre de l'inconnu, le pacte signé, et la grange qui s'élevait. La fermière tressaillit d'horreur. Elle se leva et fit lever son mari. Minuit venait de sonner dans les paroisses voisines. En mettant le pied dans leur cour, Jean et sa femme virent avec terreur leur vaste grange achevée, les grains rangés, et cent ouvriers agiles occupés à couvrir le toit de chaume avec une vitesse effrayante. Sans perdre un instant, la jeune femme, heureusement inspirée, courut à la porte du poulailler et frappa dans ses mains; il ne restait plus au haut du toit qu'un trou de deux aunes à fermer; la botte de chaume qui devait la clore s'élançait, portée par un agent actif, quand aussitôt le coq chanta....

Toute la bande infernale disparut en hurlant.... Le jour vint; la grange était complétement terminée sauf le trou de deux pieds de diamètre, et le diable avait perdu.

On a essayé en vain jusqu'à présent de fermer l'ouverture laissée au haut de cette grange. Tout ce qu'on y met le jour disparaît la nuit; mais cette imperfection n'a rien d'incommode, si ce qu'on ajoute est bien exact, que la grêle, la neige et la pluie s'y arrêtent comme si la grange était close par une glace et que rien ne pût passer à travers.

Il n'y a presque pas de province où l'on ne montre dans quelque ferme écartée une grange mal famée qu'on appelle la Grange du Diable. Par suite d'un pacte avec un paysan dans l'embarras, c'est toujours le diable qui l'a bâtie en une nuit, et partout le chant du coq l'a fait fuir avant qu'il eût gagné son pari; car il y a un trou qui n'est pas couvert, ou quelque autre chose qui manque à toutes ces granges.

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Source: Teirlinck, Isidoor / Le folklore flamand: folklore mythologique, Volume 1 (1895) (2 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: Eglise de Mazenzele / Opwijk / Vlaams-Brabant / Belgique
ATU: 810A*: Le prêtre et le diable

A la ferme de Hamelgem, située au hameau d'Ophem, vivait un paysan qui, depuis longtemps, désirait bâtir une nouvelle grange, mais n'avait pas réussi à réunir l'argent nécessaire. Un jour, il revint à la ferme avec une si ample moisson qu'il ne sut réellement où mettre les gerbes. Il s'écria imprudemment :
« Je donnerais bien mon âme au diable, s'il voulait me construire, avant demain matin, une nouvelle grange ! »
Et voilà que le diable se montre et lui dit :
« J'accepte la proposition; cette nuit, je construirai une grange. »
« Et vous voulez mon âme?» demande le fermier. »
« Oui!... Ne l'avez-vous pas proposé vous-même ? »
Le paysan réfléchit une minute, puis il dit :
«Et si je vous donne l'âme de mon fils aîné, est-ce bien aussi? »
Certainement! L'une âme vaut l'autre ! »
L'accord fut conclu. Une seule condition fut imposée cependant au diable: la grange devait être achevée avant le chant du coq!

Mais la fermière qui avait entendu la conversation, résolut de sauver son fils.
Elle n'en dit rien à son mari et se mit au lit comme d'habitude. Pendant la nuit, elle se leva doucement et alla voir où en était le travail.
Des centaines de diables étaient occupés et travaillaient ferme. Les murs se dressaient et on était en train de mettre le toit en place. La femme crut qu'il était temps d'agir : elle courut au poulailler et saisit brusquement le coq. Celui-ci, effrayé, fit entendre son kikeriki sonore et, au même moment, s'envolèrent tous les diables. La femme vit que son stratagème avait réussi : la grange était là, devant elle; mais la façade restait inachevée, il manquait une assise de pierres : une ouverture l'indiquait nettement.
Son fils était sauvé !

Le diable se vengea cependant.
Lorsqu'on voulut battre le grain, tassé dans la nouvelle grange, un domestique jeta la première gerbe sur l'aire et jura:
« Godv...! En voilà une !
« En voici deux!» cria le diable, qui se trouvait derrière lui; il le précipita en bas et lui cassa le cou. Le malheureux garçon n'eut pas même le temps de réciter un acte de contrition le diable saisit son âme et s'envola dans les enfers. On n'a jamais su fermer l'ouverture. On avait beau y fourrer des pierres, le diable venait et les arrachait. Ce n'est que depuis quelques années qu'on a démoli la grange et qu'on l'a remplacée par une autre.


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