Au septième siècle, le nord des Ardennes — dans la partie qui forme, de nos jours, les Ardennes belges — était inculte, sauvage, infesté de brigands, de fauves, et seulement quelques très rares cabanes s'élevaient, de loin en loin, sur la terre non défrichée, abritant de malheureux serfs qui vivaient péniblement du produit de leur chasse et de leur pèche. Or, pour les civiliser, car ils étaient presque sauvages, pour les ramener surtout à une existence moins misérable, le roi Sigebert II, ayant entendu parler des hautes vertus de saint Remacle, lui permit de bâtir, près d'Herbeumont, un monastère qu'il dota de trois lieues de terrain qu'arrosaient les eaux, de tout temps si limpides, de la Semoy. Bientôt, sur ce point et aux alentours, le pays changea d'aspect, des chaumières confortables s'élevèrent autour de l'abbaye, les religieux ayant enseigné aux serfs accourus près d'eux pour chercher abri et protection, comment, par le travail, la patience, on arrivait à changer en champs fertiles, productifs, un sol jusqu'alors ingrat. Et, comme non loin s'élevait une montagne escarpée au pied de laquelle coulait la Semoy, n'ayant pour hôtes que des renards, des sangliers et des loups, c'est là que, se creusant une grotte, voulut se retirer saint Remacle, par esprit de mortification, pour y vivre dans la prière. Puis, à côté de sa grotte, il en avait creusé une seconde pour son seul compagnon, un âne, portant les maigres provisions du mois qu'il allait chercher au monastère.
Saint Remacle fut vite en grand renom dans le pays. De partout on venait le trouver pour lui demander de sages conseils, pour implorer sa bénédiction et, le quittant, on se sentait consolé et plus fort. Or, le démon fut jaloux et, comprenant qu'il n'aurait jamais prise sur un aussi grand saint, il résolut de le frapper dans ce qu'il avait de plus cher sur cette terre, dans son âne.
Cet âne s'appelait Jacques. Pourquoi ce nom ? La légende ne le dit pas ; elle affirme seulement qu'il était d'humeur si douce, que les enfants jouaient avec lui, le tiraient par les oreilles, par la queue, sans que jamais il détachât une ruade. Bien mieux, il léchait affectueusement leur figure et leurs mains. Or, une fois, à la tombée de la nuit, que du monastère il revenait seul à la grotte de saint Remacle, il se trouva, tout à coup, face à face avec un loup énorme. Le pauvre Jacques fut tellement saisi de crainte qu'il s'arrêta net, comme paralysé, ne pouvant faire un pas pour fuir, ne pouvant braire pour appeler au secours, si bien que le loup se jeta sur lui et le dévora.
Au même instant arrivait saint Remacle. — Loup ! es-tu loup ? es-tu diable ? Le loup, dans un rictus affreux, lui montra ses crocs. — Oui ! tu es bien le diable, dit saint Remacle. Et, vivement, il lui jetait autour du cou, en forme de lacet, son chapelet dont l'un des grains était en bois de la vraie croix. Tremblant de tous ses membres, le loup s'agenouilla devant le saint. — Marche ! marche !
Et saint Remacle, lui mettant sur le dos les deux paniers qu'avait coutume de porter Jacques, le poussa à coups de bâtons jusqu'à la grotte qui lui servait d'écurie ; et dès qu'il y fut entré : — Loup ou diable, dit-il, je t'ordonne de ne pas bouger.
Puis le saint, ayant fait sa prière avec plus de ferveur que de coutume, rentra dans sa grotte pour s'y reposer sur son lit de feuilles sèches. Mais comme à minuit une nuée de démons, étant venus pour délivrer leur compagnon, poussaient des cris affreux, saint Remacle, se réveillant, les aspergea d'eau bénite et, tous, ils prirent la fuite. Le lendemain, après avoir prié Dieu encore avec une nouvelle ferveur — si c'était possible — il alla trouver le loup. — Loup ou diable, voici le panier de Jacques, vas chercher les provisions.
Obéissant, le loup prit le chemin de l'abbaye où il arriva, à la grande stupéfaction de tous les religieux ; mais ils furent encore plus surpris, admirant la grande puissance de Remacle, quand le saint leur eut dit : — Ce loup est Satan que Dieu condamne à faire le service de mon pauvre Jacques qu'il a dévoré.
Or, pendant deux années, le loup fut l'esclave dévoué du saint, allant humblement de la grotte au monastère, du monastère à la grotte. Craintif comme un agneau, il portait, sans essayer de se révolter, toutes les charges qu'on lui mettait sur le dos, étant possédé par Dieu, grâce au chapelet toujours enroulé autour de son cou. Mais un jour le cordon se rompit et les grains du chapelet s'égrénèrent. Le diable, alors, reprit sa première forme et s'enfuit, laissant dans sa grotte une peau de loup sale et puante que le saint bénit et brûla ensuite, pour éloigner, à tout jamais, les mauvais esprits.
Quelques jours après, vers 675, mourut saint Remacle, premier abbé du monastère de Stavelot, dans le Luxembourg belge et, lisons-nous dans la Vie des Saints, « sa mort fut entourée d'éclatants prodiges. »