La légende du lièvre blanc de Nonantel [Villiers-Sous-Mortagne (Orne)]

Publié le 14 avril 2024 Thématiques: Agression sexuelle , Amour , Amour impossible , Amour non partagé , Animal , Chasse , Lapin | Lièvre , Lieu hanté , Loup , Mariage , Mort , Noblesse , Paysan , Revenant , Ruse , Suicide , Transformation en animal ,

Un lièvre blanc
Un lièvre blanc. Source Dall-E 3
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Source: Pitard, P. / Légendes et récits percherons (1875) (5 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: Manoir de Nonantel / Villiers-Sous-Mortagne / Orne / France

Vers la fin du règne de Louis XIV, en 1698, alors que la France « tombée en quenouille » était en quelque sorte devenue la proie des grands qui s'en croyaient les maîtres et ne mettaient aucun frein à leurs désordres, la demeure seigneuriale de Nonantel, en Villiers, appartenant aux seigneurs de la Frette, fut le théâtre d'un drame qui a laissé dans le pays de profonds souvenirs.

A cette époque, les habitants des campagnes, les serfs, n'auraient point oser contracter mariage sans l'agrément de leur seigneur. C'était une formalité que certains nobles, il est vrai, n'exigeaient que pour ne la point laisser tomber en désuétude, mais à laquelle certains autres tenaient beaucoup. Le seigneur de la Frette était de ces derniers.

Pierre Aubry, l'un des tenanciers de Nonantel, avait une fille qui était recherchée en mariage par un de ses voisins; les deux jeunes gens s'aimaient et il ne leur restait plus qu'à obtenir l'autorisation du châtelain pour qu'ils allassent demander au curé de Villiers, la bénédiction de leur union.

Le père de Fanchon, tel était le nom de la jeune fille, alla donc trouver son seigneur et lui présenta sa requête, mais le noble maître ne voulut point consentir à ce que lui demandait Pierre Aubry, ajoutant qu'il se chargerait lui-même de trouver un mari pour sa fille. Soumis comme sa position le voulait, le vassal s'en retourna la tête basse mais résigné à l'obéissance.

Le sire de la Frette, grand chasseur, comme tous ses pareils, avait plus d'une fois dans ses courses, remarqué le frais minois de Fanchon et, plus d'une fois aussi avait pensé qu'elle était trop avenante pour appartenir à un simple paysan. De pareilles dispositions ne pouvaient rien présager de bon pour la pauvre fille, qui était loin de se douter de l'attention dont elle était l'objet de la part de son seigneur.

La Frette avait pour écuyer, ou plutôt pour complice de ses équipées aventureuses, un nommé Gilon. Cet homme, que la petite vérole avait complètement défiguré et qui, en outre, louchait affreusement, était assurément le plus infâme coquin que l'on puisse trouver à dix lieues à la ronde : adroit, insinuant, plein d'astuce, il était capable d'inspirer à qui ne le connaissait pas, une certaine confiance. Son maître, qui savait tout le parti qu'il pouvait tirer d'un pareil serviteur, avait su se l'attacher par des largesses et ne se gênait pas pour mettre ses talents à l'épreuve. De son côté Gilon avait pour son patron le dévouement le plus absolu, certain d'ailleurs que sa fidélité serait toujours récompensée. Un tel homme était fait pour accepter le rôle qu'on va lui voir jouer.

L'écuyer couchait souvent à Nonantel. A dater du jour où le sire de la Frette refusa le consentement demandé par Pierre Aubry, il y demeura tout-à-fait.

Huit jours après cette élection définitive de domicile, Gilon s'y était si bien pris que déjà il était en quelque sorte le commensal du père de Fanchon et faisait déjà la cour à la jeune fille.

Malgré la laideur repoussante de l'écuyer, la pauvre enfant n'osa pas pourtant lui tourner le dos, dans la crainte d'en faire un ennemi dangereux, mais elle se tint à son égard, dans la plus grande réserve.

En dépit du peu d'enthousiasme que ses avances inspiraient, Gilon, après un mois de visites chez Aubry, lui demanda la main de sa fille.

Le paysan, comme la plupart de ses pareils, tout en aimant son enfant, aimait aussi beaucoup l'argent. Une union contractée avec le confident de son seigneur devait donc lui sourire. Elle lui plut, en effet, et il donna sans peine son consentement, sauf l'agrément du maître. Fancho pleura bien quand elle apprit le sacrifice que l'on faisait d'elle, mais telle était son obéissance aux volontés de son père, qu'elle ne trouva pas le courage de dire : non.

Le sire de la Frette consulté, non seulement s'empressa d'accorder son autorisation, mais encore promit de doter généreusement les deux fiancés.

Au jour fixé pour la cérémonie nuptiale, la pauvre Fanchon, pâle comme une morte se laissa traîner plutôt qu'elle ne marcha à l'autel et revint ensuite à Nonantel sans paraître avoir conscience de ce qui se passait autour d'elle.

Le soir, un repas magnifique, dont le seigneur faisait les frais, fut servi dans la grande salle du château les vins les plus rares circulèrent sur les tables; si bien que quand la jeunesse voulut se lever pour se livrer à la danse, presque toutes les jambes refusèrent leur service, ce que voyant, l'infâme Gilon entraîna sa jeune épouse dans la chambre où elle devait passer sa première nuit de noces.

Plus morte que vive, elle se laissa conduire sans mot dire. Arrivé à la porte, son mari l'ouvrit, et, la faisant passer devant lui, comme par courtoisie, il la poussa dans la chambre où elle se trouva en présence du sire de la Frette, qui voulut la saisir dans ses bras.

A cette vue, l'énergie revint à la jeune femme. Comprenant dans quel guet-à-pens elle était tombée, elle voulut retourner en arrière. Hélas! son traître mari n'était plus là et la porte était fermée. Prenant une résolution subite, elle sauta sur la dague de l'écuyer suspendue à la muraille et, menaçante, s'adressant à l'homme qui était devant elle :
– Sortez, messire, ou je ne réponds pas de moi.....
Un ricanement lui répondit.

Incapable alors de se maîtriser, elle bondit pour le frapper, mais lui, saisissant son poignet au passage, le tordit et força la malheureuse à tomber à genoux. La dague lui échappa de la main; la Frette s'en empara et la jeta par la fenêtre qui était demeurée ouverte. Il se recula ensuite et adoucissant la voix :
– Enfant ! lui dit-il, viens recevoir ton pardon. Et il ouvrit les bras comme pour l'y recevoir.

Elle se releva, mais au lieu d'aller où on l'appelait elle passa sous le bras de la Frette, en se baissant rapidement et s'élança par la fenêtre. Un cri se fit entendre auquel un autre cri répondit. Le bourreau courut à l'ouverture et aperçut distinctement sur le so!, malgré la nuit, deux corps étendus sans mouvement Fanchon était tombée sur son mari qui faisait le guet au dehors et l'avait tué dans sa chute.

La Frette ouvrit la porte de la chambre, descendit et alla à l'endroit où il venait de voir sa victime: les deux corps avaient disparu. Une croix seulement était plantée à la place même où un instant auparavant gissait la jeune femme, et un loup noir se tenait immobile à quelque distance. Le meurtrier s'enfuit aussitôt.

Dès la nuit suivante, un bruit étrange se fit entendre dans le vieux manoir de Nonantel et se reproduisit toutes les nuits suivantes, ce qui arrive encore dit-on, à toutes les fois que les vastes salles servent à des festins de noces.

Les paysans du voisinage virent quelquefois, le soir, un loup noir rôder autour de l'habitation en hurlant d'une façon lamentable.

Le sire de la Frette, lui, ne put jamais aller à la chasse sans rencontrer un grand lièvre blanc qui ne cessait de le narguer, évitant avec une rare adresse l'atteinte des chiens que sa vue exaspérait.

D'après le dire des vieilles femmes, ce loup noir était Gilon lui-même métamorphosé ainsi en punition de ses crimes et condamné à hurler sans cesse autour de la demeure où l'horrible attentat avait été commis. Le lièvre blanc était l'âme de Fanchon.

Quelques personnes prétendent le rencontrer encore. Il y a quelques années, un intrépide chasseur de Villiers, affirma avoir vu ce singulier animal venir même soucer le bout du canon de son fusil en faisant mille gambades qui mirent ce hardi compère en fuite.

En 1872, M. le curé de Villiers fit publier dans l'Écho de l'Orne, journal de Mortagne, que deux lièvres blancs avaient été pris vivants sur le territoire de sa paroisse et que les curieux pouvaient les aller visiter chez lui, au presbytère. Cette découverte ne manqua pas de faire dire aux gens de Villiers que ces animaux étaient assurément les descendants du fameux lièvre blanc qui avait causé de si grandes colères au seigneur de la Frette et il ne faudrait pas contester devant eux ce que nous venons de raconter.


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