Au sud-ouest du village de Saint-Langis, sur le bord du chemin partant du haut de la côte des Mares (route de Bellême) pour aller gagner le château de Prulay s'élève une modeste croix que la piété des fidèles a constamment renouvelée depuis des siècles.
Pourquoi cette croix est-elle là? Quels motifs ont amené son érection!
Voici ce que raconte la légende :
En 1190, à l'endroit où s'élève aujourd'hui le château de Prulay, on voyait une vieille demeure féodale entourée de fossés larges et profonds, flanquée de grosses tours où retentissaient plus souvent le cliquetis des armes que les chants joyeux de la jeunesse.
Gervais de Prulay, châtelain du lieu, était un de ces fiers chevaliers qui ne connaissent d'autre loi que celle du plus fort.
Cependant, malgré la rudesse de ses manières, il était adoré de sa sœur Béatrix, dont le noble cœur était connu de tous les vassaux de Prulay, et de dame Pétronille, sa femme: toutes deux savaient que sous l'armure du soldat battait un cœur qui n'était pas inaccessible aux bons sentiments.
La sœur du châtelain était non-seulement la consolatrice des affligés et la providence des pauvres et des voyageurs, mais encore elle était le meilleur conseiller de son frère, qui ne s'engageait jamais dans ces aventures périlleuses, si communes au XIIe siècle, sans consulter Béatrix; il est vrai qu'il ne suivait pas toujours ses conseils.
La noble damoiselle, quoique bien jeune encore (elle n'avait que 16 ans), était recherchée en mariage par un certain Hugues du Jarrossey, seigneur peu aimé de ses voisins à cause des nombreuses déprédations qu'il commettait sur leurs terres ou qu'il tolérait de la part de ses gens.
Hugues avait demandé à Gervais de Prulay la main de sa sœur, mais ce dernier, qui avait déjà eu maille à partir avec lui et qui cependant ne voulait pas le refuser formellement à cause de ses alliances, ajournait toujours sa réponse.
Sur ces entrefaites, la nouvelle qu'une croisade était résolue contre les infidèles qui souillaient la Palestine, arriva au château de Prulay et fut accueillie par le châtelain avec enthousiasme. Pour cette rude nature, la guerre était toujours bien venue : aussi, à partir de ce jour jusqu'au jour du départ, ce ne fut plus au château que préparatifs de toutes sortes on fourbissait les armures; on aiguisait les lances; les larges dalles de la salle d'honneur retentissaient sans cesse sous les pas lourds des hommes d'armes.
Gervais avait pour page le fils de Pierre de Théval, jeune damoiseau un peu plus âgé que Béatrix, et pour lequel elle éprouvait en secret beaucoup d'amitié.
Les deux jeunes gens vivaient ensemble depuis déjà trois années, mais telle était leur innocence qu'à l'époque dont on vient de parler, ils n'auraient pu définir la nature du sentiment qui les animait.
Robert, tel était le nom du page, brûlait d'envie de partir avec son seigneur, aussi, malgré l'amour secret qu'il éprouvait de sa jeune châtelaine, et peut-être à cause de cet amour, fut-ce avec des larmes de joie qu'il apprit qu'il suivrait son maître en Palestine.
Pauvre Béatrix ! Elle versa bien des pleurs quand elle sut que Robert allait la quitter pour affronter les dangers de la guerre.
Enfin, le jour de la séparation arriva. La veille, son frère l'appela auprès de lui et lui fit part de la demande que lui avait adressée Hugues du Jarrossey. Il ne lui cacha point la répulsion que lui inspirait ce personnage. En conséquence, il lui fit promettre qu'elle ne l'accepterait pas pour époux avant que lui, Gervais, ne revint de la croisade ou qu'elle eût au moins acquis la certitude de sa mort.
La pauvre enfant promit de grand cœur ce qu'on lui demandait et fondit en larmes en recommandant à son frère d'être aussi prudent que brave et de veiller sur Robert, son page.
Gervais comprit et partit heureux de la découverte qu'il venait de faire.
Deux années se passèrent pendant lesquelles Bértrix n'entendit pas parler du sire de Prulay, mais on ne sait comment cela se fit, Hugues eut connaissance de la promesse qu'elle lui avait faite. Un plan infernal germa dans sa tête, voici comment il le mit à exécution: il envoya un de ses gens à Prulay, avec des instructions bien détaillées sur la tournure et les habitudes de Gervais et le renseigna sur les noms des hommes d'armes qui l'avaient suivi, afin que, si on l'interrogeait, il put donner de leurs nouvelles.
Le faux messager se présenta au pont-levis du château de Prulay, donna trois coups de trompe, et, quand on fut venu voir ce qu'il désirait, il annonça qu'il arrivait de Palestine apportant la nouvelle de la mort de messire Gervais.
On l'introduisit au château, où il répéta, en présence des dames du lieu, ce qu'il avait dit à la porte.
L'air de sincérité du messager, ses vêtements souillés, en lambeaux, l'attente même où l'on était en l'absence de nouvelles firent qu'on le crut sur parole.
A quelques jours de là, le traître Hugues, feignant une grande douleur, se présenta pour offrir ses services à la sœur et à l'épouse de Gervais. Cette démarche déplut aux dames, qui refusèrent de le recevoir.
La nuit suivante, Béatrix vit, en rêve, sa mère qui lui ordonna, avant d'ajouter foi aux paroles du messager, d'envoyer un page en Terre-Sainte afin de s'assurer de la vérité.
Elle n'eut garde de désobéir à des ordres doublement chers à son cœur et, choisissant un homme d'armes sûr, elle le fit partir secrètement pour la Palestine.
Hugues, qui avait probablement des intelligences dans la place, fut encore informé de ces circonstances et résolut d'empêcher à tout prix le retour da messager.
Le château de Prulay était, à cette époque, entouré de bois de trois côtés. A l'est, un clair ruisseau arrosait quelques maigres prairies qui se prolongeaient vers le sud et formaient ainsi une éclaircie entre la vieille demeure féodale et les bosquets qui l'environnaient. Des fondrières profondes aboutissaient à la rive gauche de ce ruisseau et portaient, à cause des nombreuses cavités qu'elles renfermaient, le nom de caves.
Ces caves étaient un excellent endroit pour établir des embuscades. Se communiquant entre elles par un sentier tortueux caché aux regards par une multitude de broussailles, il était facile de s'y cacher en foule sans risquer d'être aperçu. En revanche, on pouvait fort bien surveiller les allées et venues du château.
C'est là que le sire du Jarrossey résolut d'attendre le retour du courrier expédié par Béatrix, pour le tuer.
Tout se passa comme le désirait le félon. Un peu plus d'un an après son départ, le page revint, apportant la nouvelle que non-seulement Gervais n'était point mort, mais encore qu'il serait de retour dans peu de jours. Pour preuve de ce qu'il avançait, il était chargé de remettre, à la sœur de son seigneur, son anneau qu'elle connaissait bien.
Le pauvre courrier, sans défiance, arrivait donc heureux de pouvoir apporter des consolations à ses bonnes maîtresses, quand les assassins embusqués dans les caves fondirent sur lui et le massacrèrent, ensuite ils le fouillèrent, mais l'anneau de Gervais dont ils ignoraient la présence entre les mains de leur victime, échappa à leurs investigations. Ils creusèrent un trou et y jetèrent le cadavre, après quoi ils disparurent.
Quelques jours après, Hugues se présenta de nouveau à Prulay, comme la première fois, fut éconduit. Furieux, il résolut de se venger et de braver les conséquences de l'excommunication que devaient encourir ceux qui profitaient de l'absence des croisés pour ravager leurs domaines.
Rassemblant ses hommes d'armes et appelant autour de lui ce qu'il put découvrir de coureurs de grands chemins, il leur promit un riche butin s'ils voulaient l'aider à s'emparer de vive force du manoir où s'abritait celle qu'il convoitait.
Moitié par crainte d'attirer sa vengeance, moitié par cupidité, sa troupe promit de le suivre.
Les voilà donc partis pour mettre leur infâme projet à exécution. Ils arrivent au pied des vieilles murailles et en tentent l'escalade.
Les défenseurs de la place, malgré leur petit nombre, soutiennent bravement l'attaque, encouragés qu'ils sont par dame Pétronille et Béatrix, qui se montrent partout, indiquant du doigt les endroits où les assaillants font le plus de progrès et où il est nécessaire de porter le plus d'efforts.
Le combat durait depuis plus d'une heure, quand tout-à-coup, dans la vallée formée par les prairies, retentissent les sons bien connus d'un cor qui ne quitte jamais Gervais. En même temps, des cavaliers portant la croix sur la poitrine, tombent la lance en arrêt ou l'épée à la main, sur les assiégeants.
Cette brusque attaque met promptement en déroute les troupes de Hugues. Lui-même, cherche son salut dans la fuite, mais serré de trop près par un cavalier dont il ne peut voir les traits sous la visière de son casque, il est forcé de s'arrêter sous peine d'être frappé par derrière. Il se retourne pour faire face à son ennemi, mais celui-ci, prompt comme la foudre lui porte sur la tête un coup de masse d'armes, et l'étend à ses pieds, juste à l'endroit où le malheureux page avait été assassiné.
A cet instant arrivent, poursuivant des fuyards, d'autres cavaliers qui mettent pied à terre pour reconnaître celui qui gît là sans mouvement. Ils lui enlèvent son casque et reconnaissent Hugues du Jarrossey. Ils allaient se retirer quand l'un d'eux aperçoit sur le sol un anneau aux armes de Prulay. Etonné, il fait part de cette découverte à ses compagnons, qui s'aperçoivent alors que le terrain sur lequel ils marchent a été nouvellement remué. Ils font fouiller à cet endroit et ne tardent pas à découvrir le corps du malheureux assassiné huit jours avant.
Robert de Théval (c'était lui qui avait tué Hugues) connut bientôt toute la vérité. Il savait de quel message le page était porteur et soupçonna de suite quel intérêt on avait eu à le faire disparaître.
Gervais de Prulay rentra dans son domaine, et pour récompenser la fidélité et la bravoure de son ancien page devenu un chevalier, il lui donna la main de Béatrix.
Il fit planter une croix à l'endroit même où son fidèle serviteur était tombé sous le fer des meurtriers et cette croix, renouvelée plusieurs fois depuis cette époque, porte encore aujourd'hui le nom de CROIX AU PAGE.