La légende du bois de la Barbe-Blanche [Courgeoût (Orne)]

Publié le 26 mars 2024 Thématiques: Agression sexuelle , Amour non partagé , Animal , Château , Fantôme , Mort , Mouton , Noblesse , Origine , Origine d'un nom , Prisonnier , Revenant , Suicide ,

Colombier du manoir de la Grossinière
Colombier du manoir de la Grossinière. Source Ministère de la Culture
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Source: Pitard, P. / Légendes et récits percherons (1875) (5 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: Château de la Grossinière / Courgeoût / Orne / France

En 1188, vivait, non loin du château de Prulay, près du lieu où s'élève aujourd'hui la ferme du Buisson, un pauvre bûcheron du nom de Jehan Frotté, dont la famille avait toujours appartenu aux seigneurs de Prulay.
Jehan avait une fille nommée Geneviève, dont la beauté était célèbre dans tous les environs. Petite, blonde et rose, en dépit des habits grossiers qui la recouvraient, elle attirait les regards par la distinction de ses traits et l'éclat de ses grands yeux bleus.
Elle avait seize ans et, malgré la misère qui souvent régnait dans la cabane de son père, ce dernier ne maudissait pas le sort qui l'avait fait naître dans la servitude car sa fille savait toujours, par ses paroles encourageantes et son amour filial, entretenir la résignation dans l'âme du vieillard et quelquefois même amener un peu de gaieté sur sa figure hâlée par le soleil et maigrie par les privations.

A quelque distance de Prulay, se trouvait la demeure féodale de la Grossinière, dont le seigneur passait plutôt sa vie à courir les grands chemins pour détrousser les voyageurs et déshonorer les filles, en compagnie du sieur du Jarrossey et autres, qu'à s'occuper du bien-être de ses vassaux.
Dans une de ses courses, il rencontra par hasard Geneviève, fut frappé de sa beauté peu commune, et résolut de l'enlever pour la faire servir à ses plaisirs mais auparavant, il voulut essayer de la séduire par de belles paroles, afin de ne pas attirer sur lui, si cela se pouvait, la colère de Gervais de Prulay, dont il redoutait les armes.
A cet effet, il alla souvent chevaucher, en petite compagnie, du côté de la cabane du bûcheron, se gardant bien de commettre le moindre dégât, mais ce fut en vain il eut beau se montrer généreux envers les pauvres serfs qu'il rencontrait, pour faire parler de lui, et paraître s'intéresser à leur triste sort: jamais il ne put se trouver en présence de Geneviève assez de temps pour lui parler. Le père de celle-ci, que les visites du fourbe inquiétait, prenait les plus grandes précautions pour se trouver toujours près de sa fille et rendre tout entretien particulier impossibles.
Fatigué de courir ainsi inutilement, le sire de la Grossinière résolut d'en finir.

Un soir, à la tombée de la nuit, il sortit de son repaire et vint, accompagné seulement de deux de ses gens, frapper à la porte de la cabane de Jehan Frotté.
Le vieillard vint ouvrir, mais à la vue de celui qui avait frappé, il recula de surprise et d'effroi.
Son effroi n'était que trop justifié : avant qu'il ait eu le temps de se reconnaître, il fut terrassé, bâillonné et garrotté par les deux valets et jeté dans un coin de la cabane.

Pendant ce temps, le maître de l'expédition cherchait dans la pièce voisine l'objet de ses désirs. Il ne trouva personne. Mécontent, il revint vers le pauvre bûcheron pour le forcer à dire où était sa fille, mais menaces et promesses furent inutiles Jehan ne savait rien ou ne voulait rien dire.
L'indigne seigneur, furieux, retourna dans le réduit de la jeune fille, et le visita de nouveau jusqu'aux moindres recoins rien !
Il résolut d'emmener le pauvre vieillard, espérant ainsi forcer Geneviève à venir lui demander la liberté de son père. Un des valets le mit en travers sur son cheval, et le transporta ainsi jusqu'à la Grossinière où on le jeta dans un noir cachot.

Le lendemain, le bandit vint rôder autour de la cabane, c'était la veille de Noël, espérant y rencontrer celle qu'il cherchait.
Longtemps il parcourut, au pas de son cheval, les bois aux alentours sans rien trouver. Il allait se retirer quand, au détour d'un sentier, il se trouva face à face avec Geneviève, toute vêtue de blanc et le visage couvert d'une pâleur mortelle.
Cette apparition fit reculer un moment le sire de la Grossinière, mais se remettant promptement, il sauta lestement à terre pour s'emparer de la jeune fille.
Plus prompte, elle tira de ses vêtements un poignard, puis l'appuyant sur son cœur, elle lui-dit: Messire, qu'avez-vous fait de mon père?
A cette question, le ravisseur se troubla.
Elle ajouta :
Je sais tout, mon père gémit dans vos cachots et la mort l'y attend, car un bandit comme vous ne sait pas faire grâce. Vous voulez vous emparer de moi dans un but que j'ignore, mais vos désirs et votre colère se briseront contre ma volonté. Messire de la Grossinière, je ne vous crains pas... osez donc vous saisir de moi !...
Espérant la surprendre, il s'élança les bras ouverts, mais il ne serra sur sa poitrine qu'un cadavre qu'il laissa glisser à terre... Elle venait de s'enfoncer dans le cœur le poignard qu'elle tenait à la main et son sang jaillit sur son bourreau.
Eperdu, il sauta en selle et s'enfuit à toute bride. En arrivant à son château, il apprit que Jehan Frotté était mort étouffé dans son cachot.

La nuit suivante, comme il sortait pour aller entendre la messe de minuit à la chapelle de son château, il trouva dans la cour une brebis blanche comme la neige, qui s'enfuit à son approche.
Etonné, il la suivit. Devant elle, le pont-levis se baissa de lui-même. Alors, une force irrésistible poussa le seigneur de la Grossinière sur les traces de la brebis, qui l'amena ainsi à l'endroit même où s'était frappée la malheureuse Geneviève. Là, elle disparut tout-à-coup, le laissant dans l'obscurité la plus profonde.
Il voulut retourner sur ses pas, mais le fantôme décharné de Jehan Frotté, dont les yeux semblaient lancer du feu, se dressa devant lui menaçant.
Frappé d'épouvante, ses dents se mirent à claquer, ses jambes se déroulèrent sous lui, et il tomba évanoui.

Le lendemain, ses gens ne le voyant point paraître se mirent à sa recherche et le trouvèrent au même endroit, mais debout et comme frappé d'idiotisme. Ils l'emmenèrent.

Tous les vendredis suivants, jusqu'à sa mort qui arriva en 1202, la même brebis lui apparut quelque soit l'endroit où il se trouva.
Ce fut en vain qu'au moment où la terrible apparition devait se montrer, il chercha à s'enivrer ou à s'étourdir dans l'orgie à l'heure habituelle, la brebis se présentait à sa vue en poussant des bêlements plaintifs. Si le crime fut grand, la punition fut non moins terrible, car elle abrégea de beaucoup a vie du sire de la Grossinière.

Souvent les vassaux de Prulay rencontrèrent la nuit la brebis blanche et le spectre de Jehan Frotté; depuis cette époque, pour désigner le bois où ces rencontres eurent lieu, on l'appela le bois de la BREBIS-BLANCHE, puis, par corruption, de la BARBEBLANCHE, nom qu'il porte encore aujourd'hui.

Une croix est plantée près de ce bois, au carrefour formé par quatre chemins qui s'y joignent, mais rien n'indique que son origine soit due aux événements que nous venons de raconter.


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