On citait dans le pays de Bitche, les époux Nicklès comme des époux modèles. Dans la contrée on n'aurait pu rencontrer un ménage mieux assorti. Depuis trente-cinq ans, Fritz Nickiès n'avait jamais causé un instant de mauvaise humeur à sa femme, ni la blonde Sophie déplu à son mari, et dites-moi, s'il vous plaît, où se trouve le couple qui, pendant un espace de temps aussi considérable, n'a pas un mot, pas un geste, pas un regard à se reprocher ?
Aussi quand on passait devant la jolie maison des époux Nicklès, placée à quelque distance de la ville, on ne pouvait pas s'empêcher de murmurer : « Les heureuses gens! Les veinards! » Si par hasard les fenêtres de la salle à manger, qui donnaient sur la route, étaient entr'ouvertes, on apercevait un intérieur si propre, si luisant, si gai, des meubles si coquets et des fleurs si fraîches qu'une douce envie s'insinuait au cœur du passant.
De cette maison radieuse s'échappait comme un air de joie et de félicité. C'était un plaisir d'entendre les chants harmonieux de la vieille Sophie, ou la bonne grosse voix de Fritz, qui demandait à la servante si tous les habitués du matin avaient bien reçu leur aumône. Chaque matin, en effet, sur le coup de neuf heures, le bon vieillard se tenait sur le palier accueillant les pauvres miséreux comme des frères, leur souhaitant la bienvenue et tâchant d'apaiser leurs maux.
Puis, quand, le dimanche, les deux époux s'en allaient gravement à la messe, tirés à quatre épingles, elle avec sa belle robe de soie noire à fleurettes mauves, lui avec sa grande redingote bleue foncée et ses larges souliers à boucles de métal - car il gardait et respectait cette mode antique - on se poussait du coude et l'on disait avec satisfaction: « Voici le père Nicklès et sa chère compagne. Hein ont-ils l'air assez contents?... Ah! si le ciel leur avait accordé un enfant, c'eût été pour eux le paradis sur terre !... » Mais, comme l'avait répété plusieurs fois Monsieur le Curé, il n'y a pas de bonheur complet en ce monde. Les Nickles se consolaient de cette dure privation, en allant visiter les malheureux et en secourant les orphelins. Aussitôt qu'à l'hôpital de Bitche, on apercevait la figure épanouie de Fritz et l'aimable sourire de la mère Sophie, retentissaient des exclamations de joie et des frémissements d'aise. On se serrait la main, on s'embrassait : en un mot c'était un jour de fête.
Pourquoi fallût-il un jour que ce ménage si heureux, arrivât à se brouiller ? Et dire que ce fut un héritage inattendu qui fut l'origine de leur mal!
A deux lieues et demie de Bitche, dans une large vallée, terminée par les ruines du château féodal de Waldeck et par de belles montagnes pittoresquement découpées, est situé le hameau connu actuellement sous le nom de Bannstein. Un ruisseau sinueux, qui sort d'étangs limpides, parcourt la vallée et va se jeter dans le Falkensteinerbach à Philippsbourg, animant sur son passage quantité de scieries. Or ce ruisseau traversait une propriété qui fut léguée à l'improviste aux époux Nicklés par leur vieil ami Krafft. Ce digne vieillard, célibataire endurci, s'était pris de passion pour les Nicklès et son testament consistait en ces deux phrases: Je laisse à mes chers amis Nicklès et Sophie, ma campagne, avec tout ce qu'elle renferme, parce que si j'avais dû me marier, eux seuls, par leur tendresse et leur fidélité consolante, par leur exemple unique, auraient pu m'y décider. Je les fais mes uniques héritiers pour apaiser mes trop tardifs regrets ».
Après des pleurs abondants versés avec conviction sur la tombe, les époux Nicklės allèrent visiter leur nouvelle propriété. C'était une charmante maison blanche gracieusement adossée à la montagne, près des bois et la rivière promenant ses eaux limpides au milieu des prés verts. Ce qui frappa surtout leurs regards, ce fut un joli pont de bois couvert de lierre et de vigne vierge qui conduisait de la maison à un joli bois de sapins. Son air rustique et son admirable enchevêtrement de lianes et de feuilles vertes et rouges en faisaient le roi des ponts. Et pourtant Sophie, après l'avoir examiné sur toutes ses coutures, déclara formellement : « Il faut ici un pont de pierre
O femme, qu'as-tu dit? Et croirait-on que, la première fois de sa vie, Fritz haussa les épaules et répliqua à sa femme : « Tu n'y entends rien ». Comme ces paroles avaient été dites à haute voix devant le jardinier, Madame Nicklès en fut vivement affectée. Ce jour-là, le diner parut mauvais, la bière exécrable. La soirée fut glaciale; la voix mélodieuse de Sophie ne retentit plus et M. Nicklės ne sortit pas ses besicles pour lire à sa femme les nouvelles du Vau National. Vers neuf heures, Sophie prit un flambeau et gagna silencieusement sa chambre à coucher. Tiens! elle ne me dit pas bonsoir », fit Fritz étonné. « Ma foi! tant pis, ajouta-t-il après une courte réflexion, je me tairai aussi. Je ne veux pas avoir l'air de faire des avances. Le lendemain, après un déjeuner maussade, quelle ne fut pas sa surprise de voir entrer au logis l'architecte Joannès. Quel bon vent vous amène, mon cher Joannès ? Hé! vous le savez bien... votre propriété de Bannstein. - Déjà ?... mais elle n'a pas besoin de réparations. — Il s'agit d'embellissements au contraire. — Lesquels? Remplacer, entre autres un pont de bois par un pont de pierre. Ah! tiens, qui vous a commandé cela ? Mais c'est Madame Nicklės elle-même. Et cela coûtera ? A vue de nez... voyons ça, à vue de nez... une dizaine de mille francs, à peu près, pour ne point forcer la note. Bigre! Oh! ne vous récriez pas. Ce sera de la belle pierre de Mouterhouse. Que le diable vous emporte vous et votre pont, mon vieux! - Mais pourquoi donc, pourquoi cette furie, cet emportement? Réfléchissez donc bien.... Silence ! j'aime mieux le bois.... Ah! si vous saviez comme ce pont de bois a un air rustique, pittoresque, charmant!... »
Mais les doléances du brave homme sont vaines! Madame Nicklės a exprimé sa volonté d'un ton si énergique, qu'il a fini par baisser la tête. Huit jours après, des ouvriers sont venus. Ils ont brutalement arraché le lierre séculaire et la vigne vierge qui pendait en gracieux festons à droite et à gauche du vieux pont de bois; ils ont arraché les brunes poutrelles et les longues solives, puis ils ont jeté des fondations et entassé des moellons rouges les uns sur les autres. Un épais massif de pierres a bientôt remplacé le pont si coquet d'autrefois.
Quand tout fut achevé, Madame Nicklés vint prendre son mari par le bras et lui faire admirer ce bel ouvrage : « Hein! est-ce assez solide ? - C'est horrible, affreux, épouvantable, idiot! aussi ai-je fait un serment. — Lequel? Jamais je ne passerai sur ce pont-là. — Tu y passeras. je le jure ! — Je le jure, je n'y passerai pas ! — C'est ce que nous verrons ». Ce fâcheux incident a complètement refroidi la tendresse des vieux époux. Plus de causeries intimes, plus de lectures, plus de musique, à peine quelques promenades silencieuses. Et chaque fois qu'on s'approchait du pont de pierre - car on était venu s'installer à Bannstein - Fritz ralentissait le pas et détournait la tête. Pendant cinq années, le Lorrain refusa obstinément de passer sur ce maudit pont, malgré les sollicitations de sa femme...
Un jour, examinant la toiture de sa maison abîmée par un violent ouragan, il perdit l'équilibre, chancela, tomba sur le perron et rendit l'âme. Le lendemain, le cercueil du pauvre Fritz Nicklès fut placé sous le vestibule et recevait les coups de chapeau et l'eau bénite des parents et des amis venus de Bitche et de Niederbronn pour assister aux obsèques. Au moment où le triste cortège se dirigeait vers l'église paroissiale, une fenêtre s'ouvrit brusquement, Madame Nicklės parut. La veuve fit un signe au suisse, et celui-ci, croyant qu'on voulait, pour rendre honneur au défunt, lui faire parcourir une dernière fois sa propriété, engagea le cortège sur le fameux pont de pierre.
« Eh bien, quand je le disais que tu y passerais! vociféra Madame Nicklės qui était devenue folle de rage et de dépit.»