[...] Aux flancs [de la Grée-Beaumont], vois, mon ami, se dresser ce vieux castel qui domine, triste et lourd, la vallée fraîche et verdoyante; comme il fait contraste avec tout ce qui l'entoure!... En vain ses riches possesseurs ont voulu cacher ses rides sous le plâtre et la chaux; en vain, ils ont agrandi ses jours, bouché ses baies, supprimé ses meurtrières, abaissé son toit et fait disparaître, jusqu'au dernier moellon, les ruines. qu'une tour en tombant avait fait à ses pieds; il a toujours l'air fatigué, l'aspect sinistre, et cet aspect dit aux yeux ce que la tradition dit aux oreilles, que ce vieil édifice a dû être témoin de drames sanglants et doit cacher d'affreux secrets.
Nul n'oserait aujourd'hui habiter les appartements restaurés de ce lugubre édifice, nommé le Châtelier; nul ne passe le soir sans trembler près de ses murs; nul ne veut, même en plein jour, monter à ses greniers, descendre dans ses caveaux!.... C'est qu'aussi des bruits étranges se font entendre dans ce château !..... C'est qu'aussi de fantastiques apparitions viennent troubler les visiteurs dans son enceinte et quelquefois hors de cette enceinte!...
C'est le soir à la veillée, au milieu des filandières rétrécissant leur cercle sous l'impression de la terreur, qu'il faut entendre les récits des vieillards qui redisent, pleins d'une vive émotion eux-mêmes, ce qu'ils ont vu, ce qu'ils ont entendu :
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Au siècle dernier, dit l'un (j'étais alors un enfant), on découvrit au Châtelier, sous une trappe, un réduit profond, humide, sans porte, sans fenêtre, et dans lequel gisaient des ossements humains. Un squelette, assis dans un coin de ce réduit, penchait la tête sur la poitrine et semblait regarder de ses yeux creux et vides une pipe de forme étrange, comme je n'en ai jamais vu. On disait alors qu'un sire de Malestroit étant en guerre, il y a de cela bien long-temps, avec un seigneur dont il était à la fois l'ennemi et le rival, avait fait ce seigneur prisonnier et l'avait plongé vivant dans cet affreux cachot, où il avait dû mourir de froid et de faim.
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Il paraît, dit un autre, que des femmes, mortes ou vives, ont aussi été descendues dans ce souterrain, car Marie Derrien, que vous savez tous incapable de mentir, assure qu'un jour qu'elle gardait ses vaches au pâtis, elle vit tourner autour du château deux belles demoiselles habillées de rouge de la tête aux pieds et disparaître au troisième tour, sans qu'elle sût ni par où ni comment!...
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Sans doute, dit un troisième conteur, on voit tant de choses terribles au Châtelier!.. J'ai connu un des anciens fermiers de Beaumont qui, de la disparition d'un de ses moutons, s'était mis en quête de lui aux alentours du château. C'était le soir, mais on y voyait encore : il aperçut à une fenêtre deux messieurs en costume de nuit, paraissant causer ensemble. Sa surprise fut grande, car il avait lui-même fermé les portes du château et déposé les clefs dans son coffre, où elles étaient encore, il en était sûr; mais quoiqu'il fût un peu saisi de cette vision imprévue, il osa s'approcher et demanda avec politesse à ces messieurs si, de leur fenêtre, ils n'avaient point vu son mouton. Ne recevant point de réponse, il osa s'approcher encore (mais après s'être signé dévotement), et renouvela sa demande en haussant la voix. Aussitôt les deux messieurs disparurent et le fermier ne les a jamais revus!...
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Le Châtelier, dit un quatrième, a passé dans bien des mains et tous ses propriétaires ont cherché à l'habiter; mais tous ont bien vite renoncé à ce projet. La mère de la propriétaire actuelle a eu aussi cette idée. Elle ne croyait ni aux revenants ni aux fantômes, et traitait de contes à dormir debout tout ce que l'on disait de son château. Elle le fit réparer et meubler pour elle; mais elle n'y resta qu'une semaine, et dans cette semaine ses cheveux ont blanchi, car tous les jours et toutes les nuits elle entendait les gonds grincer, les portes s'ouvrir et se fermer d'elles-mêmes avec fracas; on feuilletait des papiers près de son lit; on éteignait sa lumière, on soupirait, on gémissait autour d'elle... La bonne dame épouvantée se réfugia à la maison de ferme, en cachant avec soin sa terreur, dans la crainte de la faire partager à ses fermiers, qui auraient de suite résilié le bail. En quittant le pays, elle permit à ses fermiers de loger leur boisson dans les caves du château, et, comme elles étaient vastes et fraîches, ils profitèrent de la permission.
On n'allait à ces caves que le jour; mais un soir que le garçon du moulin était venu rendre les pochées, et qu'il réclamait le coup de cidre d'usage, le fermier lui mit dans une main une lumière avec la clef du château, et dans l'autre un pot vide, en lui disant : « Va le remplir; mais prends garde aux revenánts... » Le garçon meunier, qui ne craignait ni allant ni revenant (car, à titre de sacristain et de fossoyeur de Saint-Laurent, il était familier avec les morts), répondit bravement : « Un. meunier est moins trembleur qu'altéré; un sacristain n'a peur de rien... » Puis il partit muni d'un tison pour rallumer sa chandelle, que le vent pouvait éteindre. Rendu au château, il ouvre la porte, la fixe avec une grosse pierre, descend à la cave, pose son pot sous la clé de la barrique, et tourne cette clé. Un souffle qu'il entend bien distinctement éteint sa chandelle... : « Diable de vent! dit-il sans s'émouvoir. » Puis il la rallume, et met sa main demi-fermée devant la lumière. Un second souffle, plus distinct encore que le premier, éteint de nouveau sa chandelle, et cette fois par dessus son épaule.... « On n'a pas besoin de voir pour boire!... » s'écrie le sacristain, mais d'une voix un peu émue, car il se sent mal à l'aise... Comme il portait le pot à ses lèvres, il entend la porte se fermer avec violence, et des rires étranges se font entendre autour de lui!.... Pensant que les mauvais plaisants de la ferme veulent l'effrayer en l'enfermant, il s'élance vers la porte, qu'il ́trouve ouverte et toujours fixée par la pierre posée par lui - même. Aussitôt les rires deviennent plus bruyants, et le garçon meunier croit voir mille ombres dans la nuit alors la peur, une peur insensée, le prend; il court à la ferme, se jette sur son cheval, et regagne au grand trot son moulin.
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Mais, observe timidement une des filandières, si les revenants du Châtelier font grand peur aux gens, au moins ils ne leur font pas grand mal.
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Hum !... il ne faut pas s'y fier, dit un cinquième interlocuteur : ce que je vais vous raconter va bien vous le prouver.
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Le dernier fermier de Beaumont avait pris pour valet un beau et brave jeune homme qui sortait de l'armée. Quand ce valet entendit parler des apparitions et des revenants, l'envie lui prit d'aller coucher au Châtelier, pour désabuser, disait-il, les bonnes gens assez simples pour croire à toutes ces fadaises. Une nuit donc, il s'y rend, muni de son sabre et de plusieurs chandelles. Il choisit la plus belle chambre, allume un grand feu, et se jette tout habillé sur un lit. Comme il voulait bien entendre et bien voir, il résista au sommeil. Pourtant, au point du jour, il allait s'endormir, quand un bruit de porte lui fait tendre l'oreille et ouvrir les yeux bien grands. Il voit alors deux hommes, tout vêtus de noir, qui entrent dans sa chambre, s'avancent lentement vers une table, et s'asseyent à cette table en se saluant silencieusement. L'un d'eux tient à la main un rouleau de papiers qu'il se met à feuilleter, et l'autre verse sur la table un gros sac d'écus qu'il se met à compter et à recompter. Il y en avait tant que le garçon de ferme fut bientôt lassé de ce remuement d'argent qui n'avait point de fin. Il se leva sur son séant, prit son sabre en main, et de sa plus grosse voix s'écria : « Ah ça! vous allez finir, je m'imagine; en voilà bien assez de compté comme cela!... » A peine a-t-il dit ces mots que le malheureux se voit saisi par quatre poignets de fer, jeté hors du lit et traîné sur le plancher...; puis il ne voit plus rien la douleur et la frayeur lui ayant fait perdre connaissance !....
Comme il ne sortait point au matin, on courut au château, et on trouva notre valet plongé dans un évanouissement dont on eut beaucoup de peine à le tirer.