La légende de la chaire de Velléda [Mortain (Manche)]

Publié le 9 juillet 2022 Thématiques: Celte , Guerre , Mort , Pierre | Roche , Romain ,

La Grand-Noë
La Grand-Noë. Source DREAL / Y. Brécin
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Source: Sauvage Hippolyte / Légendes Normandes (1869) (5 minutes)
Lieu: La Grand-Noë / Mortain / Manche / France

Entre Mortain et Domfront s’étend une longue série de rochers qui présentent de nombreux sites remarquables. Plusieurs ont leur légende, et c’est ainsi que dans nos récits nous trouvons successivement la grotte des Sarrazins, la chapelle de l’Ermitage, la chaire de Velléda, le chêne des Chasseurs et la fosse Arthour, qui forment les divers anneaux de cette chaîne de collines.

Autrefois la distance qui sépare ces deux villes était occupée par une immense forêt. Des arbres séculaires, d’une riche et luxuriante végétation, couvraient partout un sol fertile et venaient mêler leur contraste de verdure avec les blanches cimes des rochers escarpés. Aujourd’hui, les grands arbres ont fait place à de chétifs buissons, auxquels des touffes de bruyères aux fleurs purpurines viennent disputer l’espace. Là s’étendait une ombre mystérieuse, à l’abri des rameaux touffus des chênes, on ne trouve plus que l’immensité du désert, que plaines arides et sauvages, que désolation et détresse.

C’est au milieu de cette nature agreste, à une lieue environ de Mortain, à moitié route des rochers de Bourberouge, que se trouve la roche de la Grande-Noë et la chaire de Velléda. La roche orme une véritable falaise élevée de plusieurs centaines de pieds, et son sommet surplombe un profond ravin. Tout auprès, et dominant un vaste plateau, est la chaire, antique monument druidique qui réveille tant de souvenirs de sang, large autel d’immolation qui laisse voir encore ses rigoles des sacrifices. C’est un dolmen majestueux, qui supporta des victimes humaines et qui maintenant, triste dans son abandon, caduc comme un vieillard, et planté sur ses trois pierres d’appui, défie toujours les orages des siècles. L’une des anciennes prêtresses du Mont Saint-Michel, consacré alors au Soleil, une jeune vierge nommée Velléda, lui a donné son nom et la pierre a conservé le souvenir légendaire de cette infortunée.

Lorsque les légions romaines eurent aboli le culte de Teutatès, les Druides et leurs prêtresses errèrent longtemps de forêts en forêts. Divisés, dispersés, recherchant les lieux solitaires, ces ministres des autels commencèrent alors leurs courses aventureuses prêchant partout, au nom de leurs dieux, la résistance et la révolte contre les envahisseurs.

Velléda, après avoir quitté l’asile où elle n’était plus en sûreté, vint chercher un refuge dans une belle grotte qui existe au pied du rocher de la Grande-Noë. Cette retraite au milieu d’une vaste forêt, loin des lieux habités, lui permettait d’attendre en paix des jours meilleurs.

On la voyait souvent debout sur le sommet de la montagne. Belle toujours, elle portait aux jours de fêtes sa couronne de verveines et de gui sacré. Son léger vêtement et ses voiles de lin se déroulaient au souffle des vents. Ses bras nus se tendaient vers l’horizon…. Ses yeux remplis de larmes ne se lassaient point de chercher et d’admirer le mont Belen, qu’elle voyait apparaître au loin et qui avait été témoin de ses premiers sacrifices aux dieux et même de ses premières amours…. Elle pleurait alors la sainte montagne à jamais perdue pour elle; puis elle se reprenait à espérer.

Souvent aussi elle se dirigeait vers le dolmen sacré. Là elle offrait les pieuses victimes dévouées aux divinités de ses ancêtres; elle invoquait les secours d’en haut pour la cause des siens; mais en secret elle gémissait sur son abandon, sur son isolement, sur ses études sacrées, sur ses mystérieuses initiations, sur ses magiques pouvoirs qu’un esprit intérieur semblait lui montrer désormais inutiles, enfin sur ses impuissants efforts qui allaient se briser contre la force brutale de légions nombreuses. Souvent encore, assise sur son socle de pierre, elle parlait au peuple assemblé autour d’elle, et, par des chants divins, elle réchauffait l’enthousiasme dans ces cours aguerris.

Un jour, la foule était plus nombreuse que de coutume: c’était à la suite d’un combat avec les Romains. On allait immoler deux prisonniers trouvés à demi-morts sur le champ de bataille. Ils étaient auprès de l’autel, chargés de liens et retenus par des bras puissants. La fumée s’élevait déjà dans les airs; le peuple prosterné sous les chênes ombreux faisait entendre un sourd murmure, grondement sinistre, semblable à celui d’une mer agitée par des vagues orageuses. C’était chez les Gaulois le cri de la vengeance que deux victimes ne pouvaient satisfaire; c’était le serment de courir à de nouveaux combats.

Velléda entendit ce bruit menaçant; elle en fut fière, et paraissant sur sa chaire, comme une prophétesse inspirée : « Tribus Gauloises , dit-elle, le Dieu de la guerre vous inspire cette ardeur. Vos ancêtres se réjouissent de votre colère et vous promettent la liberté…. Vous ne sauriez être vaincus lorsque l’indignation enflamme à un tel point vos courages…. Les ennemis ont juré notre asservissement: jurez à votre tour que vous périrez plutôt que d’accepter leur joug…. Partout je serai avec vous. Je partagerai vos fatigues, vos veilles, vos angoisses, et ma faucille d’or lancera dans la nuit des combats l’éclair qui guide à la victoire ! »

Elle avait à peine prononcé ces mots qu’un bruit d’armes se fait entendre. Elle regarde…. Une légion romaine accourt par tous les sentiers de la forêt. Déjà les prisonniers sont libres de leurs chaînes, les Gaulois s’enfuient de toutes parts; le dolmen est à moitié renversé.

« Fuyez, s’écrie Velléda, fuyez, Gaulois! Évitez l’effusion inutile du sang, vous n’avez pas assez d’armes pour vous défendre. L’heure des combats n’a pas encore sonné ! … Fuyez ! … Fuyez ! … A bientôt la revanche ! Au grand jour , vous répondrez à mon appel, quand le temps en sera venu; d’ici là, je serai toujours auprès des autels, que je n’abandonnerai jamais ! … »

En un clin d’oeil les tribus disparurent. La prêtresse elle-même, grâce à son art magique, s’évanouit comme un souffle. Une tempête effroyable mêlée d’éclairs et de tonnerre éclata sur la montagne à cet instant, et la légion romaine elle-même fut effrayée de se trouver seule, au milieu des ténèbres, en cet endroit désert et sacré.

Rome victorieuse avait conquis toute cette contrée; la raison du plus fort est toujours la meilleure. Les Gaulois se bornèrent désormais à espérer tout de l’avenir, mais l’avenir ne répondit pas à leurs espérances.

Cependant Velléda voulut encore convoquer les assemblées. Elle essaya en vain et à plusieurs reprises de raviver l’enthousiasme des vaincus. Seule, elle resta dans nos forêts, s’abritant dans les anfractuosités des rochers, cueillant des tiges de bruyères et des feuilles sèches pour sa couche. Elle ne parut plus dans sa chaire que pour pleurer ses illusions perdues…. Sa faucille d’or resta dans l’inaction et sa couronne de verveines se flétrit…. Son voile de fêtes, tout fané, ne servit plus qu’à lui cacher le visage, quand elle allait au loin tendre la main et mendier pour vivre.

A la nouvelle de sa détresse, deux Druides, qui l’avaient connue autrefois, étaient venus pour la consoler, la secourir et l’emmener peut-être loin de ce pays. Ils la trouvèrent morte au pied du rocher de la Grande-Noë . S’était-elle précipitée dans l’abîme, après avoir dit un adieu suprême à la forêt qui l’avait vue si belle et si grande d’abord, si malheureuse ensuite ? ou bien, pauvre, manquant de pain, était-elle tombée de faiblesse et de langueur, en adressant aux dieux, en faveur de sa patrie, une dernière invocation, pleine de tortures et d’angoisses ? La légende ne le dit pas: sa mort remontait seulement à quelques heures.

Les Druides pleurèrent la malheureuse fille. Ils donnèrent à son voile, pour l’ensevelir, sa blancheur d’autrefois et ils creusèrent sa fosse, non loin de là, en face de sa grotte, au pied de la montagne. Puis, après avoir planté un chêne de la forêt sur sa couche funèbre , ils s’éloignèrent à jamais de ces lieux,

Visiteur pieux et recueilli, j’ai souvent dirigé mes courses vers la chaire de Velléda. La Grande-Noë m’a vu gravir souvent ses sentiers ravinés et j’ai vu le roc sur lequel s’affaissa la prêtresse expirante. Tout y rappelle encore son souvenir, car un vieux chêne a remplacé celui qui fut planté sur sa tombe. Malgré son délabrement, ce dernier débris de la forêt antique subsiste toujours, et sur sa dernière branche, atteinte dernièrement par la foudre, j’ai cueilli il y a peu de mois une tige de gui sacré.


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