La légende de la Demoiselle de Gruchy [La Hague (Gréville),(Manche)]

Publié le 23 février 2023 Thématiques: Animal , Sorcellerie , Sorcière , Transformation ,

Sorcière avec une peau de bête
Sorcière avec une peau de bête. Source Midjourney
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Source: Fleury Jean / Littérature orale de la Basse-Normandie (1883) (3 minutes)
Lieu: Le Fief de Gruchy / La Hague (Gréville) / Manche / France

La demoiselle de Gruchy ne revient pas de l'autre monde pour tourmenter les vivants; elle s'est contentée de les tourmenter pendant sa vie.

Le fief de Gruchy où elle demeurait, est à Gréville, non loin de la route de Cherbourg à Beaumont, enfoui dans un massif de hêtres vieux de plusieurs siècles, qui lui forment une avenue. Les bâtiments d'habitation sont disposés à angle droit autour d'une cour assez vaste. La maison de maître, qui n'a qu'un étage, est garnie d'espaliers; le jardin, qui se trouve derrière, est entouré de clématites et autres plantes grimpantes. La chambre de la demoiselle de Gruchy est intacte. On y monte par un escalier de bois assez raide; la cheminée est très grande, avec un chambranle de granit. Rien de remarquable d'ailleurs.

Mademoiselle de Gruchy était magicienne et connaissait le moyen de se changer en toutes sortes d'animaux. On la rencontrait en belette, en levrette, en gros chien, toujours cruelle et impitoyable, quelque forme qu'il lui plût de prendre. Elle attirait des jeunes gens chez elle, puis, quand elle en était lassée, elle les changeait en animaux comme Circé, ou en plantes comme Alcine. Elle était sans pitié surtout contre ceux qui osaient lui résister; elle les faisait éventrer et mettait leurs intestins à sécher sur les haies d'aubépine.

Elle avait une peau magique, d'autres disent une haire dont elle se revêtait, et alors on ne pouvait rien contre elle; il lui suffisait même d'être en contact avec ce talisman pour n'avoir rien à craindre de personne.

Mais, un matin, on la surprit au lit, elle s'élança vers sa haire; on l'empêcha de la toucher, et alors elle se laissa emmener sans résistance.

Comment fut-elle traitée par la justice? La tradition se tait à cet égard ou plutôt elle la confond avec Marie Bucaille. Ce dernier personnage n'a rien de légendaire. Sa vie et sa mort sont connues. Mais elle n'était pas de Gréville, elle était de Cherbourg, s'appelait Marie Benoît sur son état civil, et dans les accusations portées contre elle, nous ne voyons figurer aucune des cruautés reprochées à Mademoiselle de Gruchy. La seule inculpation commune est celle de sorcellerie. Marie Bucaille passait pour avoir été vue à la même heure en plusieurs endroits différents. Elle ne le niait pas, mais elle prétendait que son bon ange tenait sa place dans la prison pendant qu'elle allait à ses affaires au dehors.

Son histoire ressemble à celle de beaucoup d'autres cas de sorcellerie jugés par les tribunaux ou étouffés avant jugement, au xvIIe siècle. Liée intimement avec un Père Saulnier, son confesseur, elle fut dénoncée par une rivale qui l'avait précédée dans la faveur du prêtre. Celle-ci, chez qui on avait trouvé trente ou quarante hosties teintes de sang, affirma qu'elle les tenait du Père Saulnier et de Marie Bucaille. Tous deux furent traduits pour sacrilege devant le tribunal de Valognes, qui les condamna à être appliqués à la question ordinaire et extraordinaire, puis pendus après avoir fait amende honorable, la corde au cou, en chemise et pieds nus, devant la principale église de Valognes; leurs corps devaient être brûlés ensuite et leurs biens confisqués.

Marie en appela au parlement de Rouen. Le jugement fut réformé quant à la peine. Marie Bucaille fut condamnée à passer trois jours de suite par les verges, à avoir la langue percée d'un fer rouge après avoir fait amende honorable, puis bannie du royaume. Elle subit ce terrible supplice à Valognes et se retira à Jersey. Elle revint cependant plus tard se fixer secrètement à Caen, où elle mourut en 1704. La dénonciatrice en fut quitte pour trois années de bannissement. Saulnier avait trouvé moyen de s'échapper.

La tradition se trompe donc complètement en confondant Mademoiselle de Gruchy avec Marie Bucaille. Il a dû s'écouler un siècle tout au moins entre la vie des deux personnages.


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