La légende de la bataille des Egaux [Renaison (Loire)]

Publié le 19 septembre 2024 Thématiques: Combat , Fantôme , Noblesse , Revenant , Soldat ,

Les combattants fantôme
Les combattants fantôme. Source Midjourney
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Source: Noëlas, Frédéric / Légendes & traditions foréziennes (1865) (4 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: Lieu-dit Les Egaux / Renaison / Loire / France

Un laboureur de la montée des Egaux, vieux guerrier rentré dans ses foyers, a rencontré, sous sa charrue, des ossements mêlés à des tronçons d'armes dévorés par la rouille; pensif, il arrête ses bœufs dont le dos roux et blanc fume de sueur, et, du bout de l'aiguillon, il tourne et retourne le fer et les ossements.

– « Qu'avez-vous donc trouvé là, brave homme?

– « Ah! jeune monsieur, ça me fait pourtant quelque chose, quand l'outil qui sert à gagner mon pain remue les os de ceux qui en ont mangé autrefois! Mais c'est la guerre! Ceux de la bataille des Egaux mangent à présent la poussière.

– « Une bataille dans cet endroit, vieux granger!... Parlez-moi de Boisy, ici près ses tours ont vu des combats, et le grand étang a plus d'une fois rougi de sang... Mais, à cette montée isolée de la plaine, rien ne peut rappeler une bataille.

– « Vous n'avez donc point vu la grande pierre et les deux clefs sculptées dessus, la pierre de César (borne militaire sur la voir du Rodumna de Strabon à Clermont par Vichy), à présent enterrée pour faire la route?

Les anciens m'ont dit que c'était là que les Egaux se battirent, Français et Anglais, vers l'an mil et tant'... Vous riez, et vous n'avez pas vu ce chiffre sur l'almanach, il ne m'en chaut... Mais pourquoi ces damnés d'habits rouges sont-ils toujours à la traverse de nos conscrits? Les Egaux! de chaque côté, ils étaient trente, en tout soixante cavaliers, tout de fer bardés, et les chevaux étaient sellés d'acier qui reluisait comme l'étang au lever du soleil.

– « Vraiment on dirait que vous-même les avez vus, mon brave! Oh! si vous l'aviez rêvé, un soir que vous auriez fêté la rivole des charriages (fête des charrois )!...

– « Non, pardine, non pas! Une nuit, je m'attardai près de la grande pierre de César, et, oubliant ma soupe et notre femme qui la trempait, je laissai mes bœufs pâturer dans le guéret et m'endormis à la belle étoile.

– « Il fait si bon, n'est-ce pas, laboureur, à faire première (dormir la première heure après diner) au pied d'un gerbier, sous le ciel bleu cloué d'argent.

– « Tout à coup un grand bruit me réveille... Mais je ne vois rien, rien que la lune à demi cachée sous un nuage noir bordé de jaune et mes deux bœufs qui ruminaient tranquillement.

« Sortent de terre soixante cavaliers, trente à ma droite, trente à ma gauche... La sueur perle à mon front... Ils galopent au son d'une trompette aigre et discordante, lançant du feu par les naseaux, ces chevaux décharnés dont les os craquent et les quatre fers font feu sur les cailloux; ils galopent, et les chaumes de blé se versent, comme sous l'aurisse! Mes bœufs ruminaient cependant.

« Fer contre fer, lame contre lame, les lances grincent sur les têtes d'acier; les chevaliers tombent et roulent en jetant de grands cris et des jurons qui grondaient comme un tonnerre. Comme je vous priais, ô grand saint Isidore, patron des laboureurs, bon saint, que j'arrose si bien le jour de votre fête!

« Mais ne riez pas, jeune bourgeois! Les cheveux m'en dressent encore sous mon bonnet de laine... Et les soixante couraient et se heurtaient; chaque épée luisait comme la flamme. Il en tomba plus de cinquante!... Mes bœufs broutaient, sans prendre garde aux chevaux qui ne mangent pour avoine que du feu, et les morts se rangeaient sur la terre, comme les gerbes sous le volant du moissonneur.

– « Vous me feriez peur, ô bouvier, si ce n'était le rêve de la Saint-Isidore!

– « Vrai Dieu! ne me faites pas fâcher : moi je suis un bon habitant (propriétaire, conseiller municipal, etc) .....

– « Et un brave homme, père; vous avez servi, je le sais, et, quand on vous parle du grand homme, vous saluez son nom par une paire de jurons qui feraient sans contredit revenir les Égaux de dessous terre.

– « Mon petit, je vous le dis, il en était tombé cinquante et huit, et la bataille était égale. Deux restaient, se regardant à travers les grilles de leurs casques, l'œil flamboyant comme tisons, haut la lance, et criant à tue-tête : « Robert! Robert! » C'était assurément leur nom; on dit même qu'ils étaient frères, mais tous deux dans des camps opposés. Ils criaient, galopaient; à chaque coup, le fer luisait comme la flamme, et le sang coulait dans les sillons de blé : « Robert! Robert! »

« Mais le jour allait poindre, et le toit d'ardoises de la grosse tour de Boisy blanchissait comme une montagne dans le ciel. Les cavaliers, descendus de leurs chevaux diaboliques, lavaient au ruisseau de Bétron le sang qui rougissait leurs cuirasses... Moi, blotti contre mon gerbier, je regardais les fantômes. Le son de l'Angelus tout d'un coup les fit disparaître du côté de Carcasson.

« Voilà pourquoi, lorsque mon araire rencontre les os des Egaux, je laisse souffler mes bœufs à la montée. Oh! que je fus aise de retrouver ma soupe qui réchauffait sur la braise de l'âtre... et notre femme aussi!

« Les seigneurs du pays donnèrent aux jeunesses de Saint-Haon la terre où, toutes les nuits, les Robert, les deux fantômes des Egaux, disparaissent. Les seigneurs ne voulaient point que cette terre fùt maudite. Ils en firent une place, pour qu'au son de la vielle et de la musette les garçons et les filles vinssent, le soir, tourner, virvoter et danser.

« Mais passez, passez de nuit à la montée des Egaux, vous serez suivi par deux follets, l'un rouge et l'autre vert, deux follets qui se battent et se poursuivent, criant comme des courlis, et jurant à en faire trembler les arbres; ils vous suivent pas à pas le long du bief de Boisy, jusqu'aux quatre tours de Beaucresson.

« Et pas un gars ni fillette ne s'attardent le soir pour danser au gué des Robert (allusion à Rebert Knolles, le chef des Anglais). »


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