La légende de Jacques Coeur [Ambierle, Pouilly-les-Nonains (Loire)]

Publié le 16 septembre 2024 Thématiques: Anneau , Château , Combat , Lac , Lieu cachant un trésor , Moine , Monstre , Mort , Noblesse , Richesse , Roi | Empereur , Ruse , Serpent , Souterrain , Trésor ,

Château de Boisy
Château de Boisy. Source Gustave Le Gray, Public domain, via Wikimedia Commons
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Source: Noëlas, Frédéric / Légendes & traditions foréziennes (1865) (7 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: (Château de) Rouillère / Ambierle / Loire / France
Lieu: Château de Boisy / Pouilly-les-Nonains / Loire / France

– « Oh! mère-grand, quel gros cadenas à la porte du château de Rouillères !

– « Enfant, ce n'est pas la main qui file la quenouille qui peut ouvrir ce cadenas.

– « Mon père, dont le bras est si fort, l'ouvrirait-il, dites, grand'mère ?

– « Non, mon enfant, ni monsieur le curé avec ses patenôtres, ni le sorcier de Tremières avec ses sorts et ses herbages. Ce cadenas ferme les trésors de Jacques Joli-Cœur. C'est là, dans ces souterrains, que Jacques Joli-Cœur fut pris et livré par les moines d'Ambierle aux soldats du roi.

– « Mère, vous en parlez souvent, à la veillée, de ce grand monsieur. C'est lui, n'est-ce pas, qui a fait bâtir le château de Boisy, et mis la main à toutes les belles choses du pays? Il était donc plus puissant que le roi et plus riche aussi?

– « Mon petit, quand le bon Dieu veut faire un homme riche, il lui envoie de l'esprit, de l'aime (intelligence) et de la réussite tant et plus, mais il lui donne aussi de l'embarras de tous côtés et caires.

– « Oh! mère-grand, dites, dites l'histoire de Jacques Joli-Cœur !

– « Mon enfant, son père était aussi pauvre que le tien et vendait de la laine dans les foires; ils étaient d'étranges pays, nés natifs de Bourges en Berry, mais le loup leur gagnait la laine à la course et le métier n'était pas tout de fleurs. Un jour père et mère dirent à Jacques: «Petiot, nous ne pouvons plus te nourrir; tu as bonne jambe, bon œil, un corps adroit, va faire ton tour de France! Voilà deux écus, et souviens-toi que :
« A cœurs vaillants rien d'impossible! »

« A donc partit Joli-Coeur en pleurant; il marcha longtemps devant lui et s'arrêta tout à la douce dans la bonne ville de Saint-Haon. Les tonneliers, près de vendanges, travaillaient à qui mieux mieux, et faisaient ronfler dans les airs le bruit du maillet sur les tonneaux. Jacques voulait apprendre leur état et bon compagnon devenir, se disant à lui-même : « Il faut que je remplisse d'or et d'argent un tonneau comme celui-là ! »

« Or, dans ce temps, vivait près du grand étang de Boisy, à une petite lieue de la ville, un de ces serpents qui portent sur la tête une bague magique, diamant éblouissant, qu'en se couchant il quittait chaque soir, mon enfant, comme je quitte mes lunettes. Heureux qui aurait pu se saisir de l'anneau tout ce qu'il aurait touché se serait changé en or, à sa volonté.

– « Que votre conte est joli, grand'mère!

– « Ce serpent, car il vit encore et toutes les nouvelles lunes court à tâtons chercher son œil dans les fossés du château de Taron et dans l'étang de Rouillères, ce serpent a quarante pieds de long et une tête à manger le monde !

– « Oh! j'ai peur, grand'mère!

– « Ah! mon enfant, plusieurs y sont allés, dont on voit le squelette flotter au fond de l'eau à demi dévoré; mais, pour l'anneau qui change tout en or, m'est avis que plusieurs encore se perdraient.

« Voilà mon affaire, dit Jacques Joli-Cœur, j'aurai l'anneau, coûte que coûte. Il ne me coûtera guère un pourpoint dont un Roumier (pèlerin qui vient de Rome) déguenillé ne voudrait pas, des chausses qui ont conduit messire Jacques de Bourges en Berry à Saint-Haon en Forez, voilà le bagage! Avec cela qu'un Joli-Cœur, tout bien compté, est bon morceau pour un serpent de quarante pieds de long! Ah! j'oubliais mes deux écus... Pour ces deux écus, je m'en vais commander à mes bons amis les tonneliers de Saint-Haon, qui sont gens de bien et forts ouvriers, je m'en vais commander un tonneau comme on en voit peu dans tout le pays où se boit le vin de la Côte. Je le veux cloué et chevillé la pointe en dehors, ferme, dru et serré, relié de dix-huit cercles en tête, avec agrément de piquants et de lames de doloires. Je roule mon tonneau à l'étang, à la nuit tombante; je le dresse au milieu d'un beau drap blanc, pour que le serpent vienne dormir dessus. Je m'encafourne (enfourne) dedans à l'espère (le soir); je reluque l'anneau, le prends lestement, et vite dans le tonneau! Allons, gai! Joli-Cœur, la lune est levée, fais ta prière et partons! »

– « Mère-grand! il a fait sa prière?

– « Oui, mon enfant; il faut bien faire la tienne aussi ! Le voilà donc qui a roulé son tonneau vers l'étang; il le dresse, étale son drap comme une nappe à la table de l'abbé de Pouilly-les-Nonains.

« Tout à coup un sifflement effroyable fait bouillonner l'eau et trembler les joncs; les follets brillent, le vent souffle, les roseaux crient et pleurent. Voilà, voilà le serpent qui a l'anneau! Il lève sa tête pointue armée de grandes dents, et la bague éclaire la plaine et toute la montagne de la Madeleine.

« Oh! sainte Vierge et saint Eustache, patron de cette paroisse! » dit Jacques Joli-Cœur en fermant ses yeux aveuglés de tant de lueur. Cependant le serpent déroule ses plis, s'étend, siffle, ronfle et baille à la lune comme s'il voulait l'avaler du coup; puis il s'endort ni plus ni moins qu'un moine d'Ambierle à matines.

« Dévotement se signe Jacques en sortant bellement du tonneau; d'une main qui tremble de se bruler, il empoigne la bague et s'encafourne dans son tonneau en criant:
« A cœurs vaillants rien d'impossible! »

« Le tonnerre, quand il est tombé en feu sur la grosse tour de Boisy, n'a pas fait pareil raffut ni sabbat. La serpe, renifflant la chair de bon chrétien, se tord et siffle et roule contre le tonneau! Clous et pointes, chevilles aiguës, lames de doloires, cinq cent mille fers de lances l'écalent (oter la peau) comme une carpe, si bien que le grand diable des vipères saigne comme une cuve, rougit l'étang de sa bave qui fume, et fait bouillonner la lie et le limon comme l'eau de la grande marmite.

« Tout bellement Jacques sort du tonneau, et, comme la lune se cachait derrière Pardière et la Pierre-qui-vire, il s'éclaire de sa bague, court, arrive à Saint-Haon à la pique du jour : « Venez, bons tonneliers, c'est moi qui ai l'anneau du serpent! Buvez à la santé de Jacques Joli-Cœur, et apprenez que :
« A cœurs vaillants rien d'impossible! »

– « Ah! mère-grand, vous avez dit que tout ce qu'il touchait se changeait à sa volonté en or?

– « Oui, mon enfant, et il devint plus riche que le roi. Il fit bâtir près de l'étang le grand château de Boisy. « Voulez-vous, écrivait-il au roi, que je couvre ma maison d'argent ou d'or? »

– « Tu la couvriras d'ardoises, » dit le roi jaloux de Jacques. Les autres seigneurs ne couvraient les leurs qu'avec de la tuile.

« Joli-Cœur fit tailler dans la pierre l'image du serpent à l'anneau, et devint si riche, qu'il fit faire des bateaux sur la Loire pour porter son or et son argent; il fit creuser des souterrains pour le serrer et des mines pour en trouver tant et plus et encore.

– « Mais, ma mère-grand, les moines d'Ambierle, pourquoi l'ont-ils livré aux gendarmes du roi?

– « Mon petit, tu sauras qu'où il y a plongeon de blé, il y a moineaux pour le manger. Les moines d'Ambierle étaient les bons amis de Jacques; ils le flattaient lui disant qu'il était riche, bien riche, plus puissant que le roi. Ah! ils aimaient beaucoup le monsieur de Boisy, mais n'avaient pas peur de ses bons diners, car il n'y avait pas sorte de bestioles, cerfs, sangliers, lièvres et perdroles (perdrix grises) que l'on n'apportât chez lui. Les moines lui aidèrent même à creuser les souterrains jusqu'à leur château de Rouillères, à deux bonnes lieues; ils s'en allaient partout chantant que Jacques le Joli-Cœur était le plus riche du pays, plus riche que le roi, et récitaient pour lui cinquante oremus à la journée.

« Le roi devint donc jaloux et lui demanda ce qui l'avait rendu si riche, en disant que c'était par méchant moyen. Jacques répondit : « Le roi peut faire ses affaires, moi je fais les miennes ! »

– « A vous la prébende, à vous les vignes des Lorris et le pressoir des moines blancs dans la ville de Saint-Haon, dit le roi aux moines, si vous me livrez l'argentier! »

« Mais le Joli-Coeur, rempli d'aime, s'enfuit dans ses souterrains. Un an un jour, on le traqua; il s'éclairait de sa bague, fuyait ou revenait quand on l'attendait le moins, et, se moquant des bardés, il criait par les lucarnes :
« A cœurs vaillants rien d'impossible! »

« Il avait fermé ses trésors d'un cadenas énorme et les moines n'en avait pas la clef. Ils surprirent cependant Jacques une nuit qu'il faisait sa prière dans leur chapelle à Rouillères et le livrèrent au roi, et depuis on ne parle plus de l'argentier Jacques Joli-Cœur, mais le pauvre monde du pays se rappelle toujours le monsieur de Boisy qui faisait travailler tant d'ouvriers. »

Les trésors et les richesses, ni l'anneau ne furent pas pour cela découverts; le cadenas qui les ferme n'a pas encore rencontré une main pour l'ouvrir. La mère-grand, qui est un peu maligne, dit à son petit-fils que dessus on peut lire, avec ses lunettes sans doute : « Moines, vous ne m'aurez pas! » Quelques gens de chez nous disent même que parfois, dans la campagne, on ouvre les caves de Jacques Joli-Cœur, et l'on y voit briller de loin comme une flamme ardente.

L'enfant demande : « Grand'mère, qu'est-ce que c'est que cette flamme?»

– « M'est avis, mon petiot, que c'est la bague du serpent: fais ta prière, travaille, pioche et tu l'auras!
« A cœurs vaillants rien d'impossible! »

Voilà les souvenirs légués par la tradition sur l'homme célèbre qui posséda le pays roannais, fut le promoteur des idées commerciales modernes et un des préparateurs de l'industrie de la Loire. Nous avons tàché de conserver à sa naïve légende sa couleur locale; nous avons même souligné les termes consacrés du récit que le patois rend bien mieux assurément.

Oui c'était là la devise de Jacques Cœur, ambitieuse sans doute, mais pleine de noblesse. La vérité sur cet orgueil du parvenu, c'est que Jacques Cœur, portant en ses armes cœurs de gueules sur champ d'azur, couleur sur couleur, répondait fièrement à ceux qui prétendaient l'humilier sur cette faute de blason, Jacques Cœur répondait :
« A cœurs vaillants rien d'impossible! »

Noble devise que les enfants de la Loire doivent adopter. Artistes, industriels, hommes de science, sachons qu'adresse et travail, intelligence et prière rendent tout possible aux cœurs vaillants. C'est là le cadenas et le tonneau légendaire armé de ses pointes de fer; et si le serpent de l'envie et de la jalousie garde l'escarboucle éblouissante sous des eaux sombres et profondes, sachons dire avec Jacques Joli-Cœur:
« A cœurs vaillants rien d'impossible! »


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