[…] « Ce lac si brillant et si pur, Ce blanc gravier et cette onde bleuâtre, Dont un reflet d’argent fait miroiter l’azur, Se couvrirent un jour d’une écume verdâtre.
On entendit mugir les rochers ébranlés; Puis tout à coup, du sein des flots troublés, L’on vit d’épais brouillards, des vapeurs empestées Monter, et loin du lac par les vents emportées, Semer partout l’épouvante et la mort.
Tout périt : le vieillard, et l’enfant, et la mère, Le pâtre, la génisse et l’agneau le plus fort, La fauvette et son nid, le vautour dans son aire, Le pin altier, la modeste fougère; Rien ne put échapper à ce lugubre sort.
En ce temps-là, loin du monde profane, Vivait au fond des bois, dans une humble cabane, Un saint ermite, un prophète, un voyant , Dont la prière et les avis utiles , Dans le malheur et les cas difficiles, Étaient l’espoir, l’oracle du croyant.
Aussi, pour conjurer la peste et son ravage, On vit alors, au seuil de l’ermitage, Les yeux en pleurs et le cœur palpitant, Du chalet consterné, du hameau, du village, De toutes parts accourir l’habitant.
Le voyant consulté répondit : « Cette peste, «Ce mal dont jusqu’ici rien n’a pu vous guérir, « Est du courroux divin le signe manifeste; « N’espérez point qu’il cesse de sévir, « Avant que du Lac Blanc l’impitoyable abîme « N’ait reçu, de vos mains, un enfant pour victime.
Tous les cours , à ces mots, se glacèrent d’effroi; Nul père néanmoins et surtout nulle mère, Même en ces temps de ferveur et de foi, Ne voulut, pour calmer la céleste colère, Sacrifier au lac sa fille ni son fils.
Aussi, sans s’émouvoir des larmes et des cris, Le fléau tous les jours redoublait de furie. Vous connaissez cette riche prairie Qui des champs de Turckheim s’étend jusqu’à Munster, Ce val étincelant de fleurs et de verdure, Où l’herbe est si touffue et le ruisseau si clair, Où les flots et la brise unissent leur murmure Aux chants du pâtre, à la voix des oiseaux;
Vous avez parcouru ces ravissants côteaux, Ces gorges, ces sommets, ces croupes onduleuses, Qui ceignent les prés verts de leurs forêts ombreuses; Vous avez vu , sur un frais mamelon, Parmi les coudriers et les touffes de lierre, Comme une sentinelle, aux portes du vallon, Se dresser du Plixbourg le donjon séculaire.
Aux temps dont nous parlons, ces vieux murs, ce château, Etaient du fier Anshelm le sort héréditaire, Du haut duquel le rude hobereau, Sans crainte et sans merci, désolait la contrée.
En vain la douce Ita, de ces méfaits navrée, Pour son enfant , pour son farouche époux Du juste ciel redoutant la vengeance, Des pleurs, de la prière, essayait l’influence;
Rien n’arrêtait ni son bras ni ses coups. Loin de fléchir son âpre caractère, La peste même et ses rigueurs Semblaient encore attiser sa colère.
Or écoutez , pour punir ses fureurs, Ce que permit la divine justice.
Son fils, un jour, seul, au fond du jardin, Sous un rosier fleuri posé par sa nourrice, Dormait dans son berceau, quand un aigle soudain, Du haut des cieux s’abat sur cette douce proie, Et, dans sa forte serre emportant avec joie Pour ses aiglons cet opulent festin, En trois coups d’aile il échappe à la vue.
Aux cris de la nourrice Ita court éperdue; Elle appelle à son tour. Anshelm et ses archers Fouillent en un clin d’oeil jardins, halliers, rochers. Mais, ô soins superflus ! ô recherche stérile !
Tandis qu’Ita, de ses bras défaillants Entoure le berceau, désormais inutile, Le hardi ravisseur, poussé par les autans, Plane sur le Honach et sa cime prochaine.
Bientôt il a d’Orbey franchi l’étroite plaine, Puis du Lac Blanc il atteint les hauteurs; Il va toucher à son roc, à son aire; Déjà, les yeux fixés sur leur couche de pierre, De ses petits à jeun il entend les clameurs….
Mais sur ses flancs , son aile appesantie Par la fatigue ou par l’air empesté, S’affaisse tout à coup; de sa serre engourdie L’enfant échappe, plonge, et du gouffre irrité.
Au même instant s’apaise la menace: Le noir brouillard qui couvrait sa surface, Le limon suspendu dans son flot argenté Se dissipent; ses bords reprennent leur verdure, Les oiseaux , leurs chansons, la forêt, sa parure;
Autour du lac , hier l’effroi de la nature, Aujourd’hui tout revit : moissons, bergers, troupeaux Retrouvent la santé dans ses limpides eaux. » […]