La chronique nous a conservé, au sujet de [la] tour du Canon, une légende que nous rapporterons ici, mais dont nous ne voudrions point garantir l'authenticité.
Au temps des ducs d'Aquitaine, un dragon monstrueux s'était cantonné, paraît-il, dans cette tour du haut de laquelle il menaçait de souffler la peste sur Bordeaux, si les habitants ne lui apportaient pas tous les dimanches une jeune fille qu'il dévorait dans la semaine, comme le fameux minotaure d'Athènes à la férocité duquel il fallait sans cesse livrer de nouvelles victimes.
La dernière Bordelaise donnée en tribut à ce féroce animal, étant parvenue à l'apprivoiser, — on n'a jamais su comment, — apprit de lui qu'on ne pourrait le chasser de ce repaire qu'en lui présentant un reliquaire célèbre à Limoges sous le nom de Bras de saint Martial, dont nous aurons occasion de reparler à propos de l'église Saint-Seurin.
A cette nouvelle inattendue, la jeune fille, transportée de joie, écrivit de son sang un avis aux jurats de la ville, sur une ardoise qui se trouva par hasard sous sa main et qu'elle jeta du haut de la tour. Les jurats ayant refusé de se rendre à Limoges pour faire la demande de cette relique, les Bordelais choisirent six portefaix auxquels ils donnèrent de beaux chaperons et de belles robes, et les envoyèrent aux Limousins. Ceux-ci, les prenant sans doute pour des magitrats de haute qualité, n'hésitèrent pas à leur confier la fameuse relique à la vue de laquelle le monstre de la tour du Canon se précipita dans la Garonne, — quel bond ! — délivrant pour toujours Bordeaux de son horrible et funeste présence.
La tradition ajoute que nos Bordelais s'étant aperçu que cette relique de saint Martial avait aussi la vertu de faire cesser la sécheresse, l'emportèrent en grande pompe à Saint-Seurin, où on la conserva précieusement. Mais cela ne faisait pas l'affaire des Limousins, qui l'ayant réclamée en vain à plusieurs reprises, ensevelirent dans la terre jusqu'au cou les six malheureux portefaix qu'ils avaient gardés comme otages, et les laissèrent ainsi, par vengeance, mourir de faim. Ajoutons qu'on appelait encore, au commencement du siècle, les portefaix de notre ville, des jurats de Limoges.
Ce qui a pu probablement donner naissance à cette grossière légende de la tour du Canon, c'est qu'on vit longtemps flotter à son sommet le pavillon d'Angleterre portant un léopard, que les bonnes femmes d'alors appelaient un dragon, et dont elles se servaient pour effrayer leurs enfants — lorsqu'ils n'étaient pas sages — en les menaçant d'être dévorés par lui.