La légende de Jeanne Cozic [Plougar, Lanhouarneau (Finistère)]

Publié le 4 juin 2024 Thématiques: Cimetière , Couturière , Enterrement , Frères , Maladie , Mendiant , Pauvre , Promesse , Promesse rompue , Revenant , Vieille femme , Vieux ,

L'église et cimetière de Plougar
El Funcionario, CC BY-SA 3.0 , via Wikimedia Commons
ajouter aux favoris Ajouter une alerte en cas de modification augmenter la taille du texte reduire la taille du texte
Source: Sauvé L. F. / Revue des Traditions Populaires (1987) (3 minutes)
Lieu: Eglise Saint-Hervé / Lanhouarneau / Finistère / France
Lieu: Eglise Saint-Pierre / Plougar / Finistère / France

Dans la paroisse de Plougar vivait, il y a quelques années, une pauvre vieille femme privée de raison. On la nommait Jeanne Cozic. Sans serrement de cœur vous n'auriez pu la voir, ridée, cassée, misérable, se trainer péniblement de porte en porte pour recueillir un morceau de pain. Elle tendait la main, mais ne remuait les lèvres, ayant depuis longtemps désappris à parler, car elle n'était de naissance ni muette ni malade d'esprit; maintes personnes mêmement se souviennent encore de l'avoir connue belle, rieuse, prompte de la langue et habile comme pas une de ses dix doigts. Le mal s'abattit sur elle, à la suite d'une grande frayeur, vers l'époque où elle allait entrer dans ses vingt ans.

Jeanne était alors couturière et demeurait à une sabotée [quelques pas] du bourg avec l'un de ses frères. Celui-ci, en revenant un soir d'hiver de son travail, fut frappé d'un mauvais vent. On eut beau faire vœux, neuvaines, pèlerinages, conjurations de toute sorte, il fallut bientôt renoncer à tout espoir de guérison

Promets-moi, dit-il à sa sœur, de me faire enterrer à Lanhouarneau et je mourrai content.

Jeanne aimait trop son frère pour lui rien refuser, elle s'engagea par serment à respecter les volontés dernières du malade, et celui-ci s'éteignit peu après en la bénissant.

En prenant cet engagement la pauvre fille avait été sincère, mais elle était loin d'être riche, elle l'avait oublié, et rien ne se fait ici-bas sans argent. Le moment venu d'accomplir son devoir, elle ne trouva personne pour s'occuper des démarches nécessaires. Et puis, il s'agissait là d'une grosse dépense, - on le lui fit charitablement comprendre - les temps étaient durs, il serait sage à elle de ne pas gaspiller ses économies,... si elle en avait.

Jeanne finit par se rendre aux conseils de ses voisins et l'enterrement eut lieu à Plougar. Elle ne tarda pas à se repentir d'avoir été si peu vaillante : manquer à sa parole est un gros péché, sa conscience le lui reprochait sans cesse, il n'était plus pour elle de repos.

Incapable de porter longtemps un si lourd fardeau, Jeanne résolut d'aller trouver son confesseur. Lui seul pouvait vraiment la tirer d'embarras et de peine. Un matin donc, ou plutôt une nuit, car, n'ayant point d'horloge, elle avait pris un clair d'étoiles pour le point du jour, la voilà de s'acheminer vers le bourg. Grand fut son étonnement de trouver closes les portes de l'église.

  • Je me suis un peu pressée, pensa-t-elle, mais le jour ne peut être loin; et s'agenouillant à terre, elle se mit à réciter tranquillement son chapelet. Son doigt serrait déjà le dernier grain de la première dizaine, quand tout à coup, à quelques pas, elle voit une tombe s'ouvrir : cette tombe, elle l'a bientôt reconnue, c'est celle de son frère. Le mort se lève, se dirige lentement vers elle et, entr'ouvrant son linceul, lui dit d'une voix sourde :

– Tu m'as fait longtemps attendre! Je souffrais cruellement ici, mais, enfin, te voilà venue et tu vas remplir ta promesse. Charge moi sur tes épaules et porte moi à Lanhouarneau.

La pauvre femme est toute saisie, le sang s'est figé dans ses veines, elle ne trouve mot à répondre.

Et le mort de reprendre : - C'est pitié de voir comme on oublie les trépassés, aujourd'hui ! Du temps où je vivais parmi les hommes, j'avais une petite sœur et je croyais à sa tendresse. Je l'ai quittée depuis quelques jours à peine, et elle ne sait plus de quel nom elle m'appelait. - C'en est trop! s'écrie Jeanne, le visage inondé de larmes, mon frère, mon frère aimé, je suis prête à faire ta volonté; passe tes bras autour de mon cou et je te porterai à Lanhouarneau.

La distance à parcourir n'était pas grande, le mort pesait peu, et six heures sonnaient quand Jeanne franchit l'entrée du lieu de repos où elle devait donner à son frère le dernier lit tant souhaité par lui.

C'est bien, lui dit celui-ci, dépose-moi sous le porche de l'église. Et, quand elle eut obéi, il la remercia et disparut en lui criant : - Au revoir dans les joies du paradis!

En ce même moment le sacristain de Lanhouarneau se rendait à l'église pour sonner l'Angelus. Il entendit comme un bruit de plaintes étouffées du côté du porche et accourut inquiet. Tout de son long étendue sur les dalles glacées une femme râlait. C'était la pauvre Jeanne, Jeanne Cozic la couturière, et voilà comment advint le malheur qui devait faire d'elle l'objet d'une si grande pitié.


Partager cet article sur :