Alain Ar Guillou, d'Elliant, avait été dans sa jeunesse un homme très pieux, dévot à l'église, aimé de son recteur. Il avait fait ériger, de ses deniers, dans un carrefour non loin de sa ferme, un calvaire en granit qui avait bien quinze ou seize pieds de haut et dont le « Seigneur Dieu » avait été sculpté par le plus habile tailleur de pierre de la Cornouaille. Lorsque Alain Ar Guillou s'en revenait le dimanche de la messe, il ne manquait jamais, en ce temps-là, de s'agenouiller pour dire une prière ou deux au pied de « son » calvaire. Il pouvait lire sur le socle ses nom et prénoms, et aussi ceux de sa femme.
On dit quelquefois qu'il n'est que de vieillir pour s'assagir. Ce fut tout le contraire pour Alain Ar Guillou. En vieillissant, il s'encanailla. A mesure que grisonnèrent ses cheveux, son nez se prit à rougeoyer. On ne le vit plus à l'église, mais on le trouvait attablé dans tous les cabarets. Quant au calvaire, il ne s'arrêtait plus devant lui que pour lui crier des insultes. Il devenait fou furieux de songer qu'il avait payé « ce bon Dieu si laid » soixante écus de trois livres. Que de belle eau-de-vie il eût pu boire, avec ses soixante écus!
Tout d'abord, il ne se soûla que le dimanche. Puis ce fut à chaque fois que se levait le soleil béni. Il ne craignait plus ni Dieu ni gendarmes. A minuit passé, il buvait encore dans les auberges de mauvais renom. L'aube le surprenait souvent en quête de sa demeure, zigzaguant d'un talus à l'autre.
Une nuit qu'il rentrait à sa ferme, ivre comme de coutume, il trébucha contre les marches du calvaire qu'il avait fait dresser. Le choc fut si rude qu'il en resta quelque temps étourdi, abattu à plat ventre sur le sol, avec son nez qui saignait.
Il essaya de se relever; impossible. L'eau-de-vie qu'il avait bue lui était tombée dans les jambes.
Vous pensez s'il jurait et sacrait. Il lançait les imprécations les plus atroces contre la croix, contre le Christ même. Il alla plus tard jusqu'à prétendre que le calvaire avait fait exprès de lui venir barrer le chemin.
Pour le moment il était fort ennuyé d'être couché là malgré lui. Et le lit n'était pas de balle d'avoine, mais bien de terre dure.
– Daonet vô... (Damné soit!... Je vous fais grâce du reste), s'écria Alanic, en désespoir de cause, puisque Dieu est contre moi, que le diable me vienne en aide!
A peine eut-il lâché ce mot impie, qu'il entendit sonner derrière lui, sur la route, les quatre fers d'un cheval. Quand la bête fut arrivée à l'endroit où il gisait, elle s'arrêta, le flaira longuement. Il sentit son haleine sur son cou, et cette haleine était terriblement chaude. Alain Ar Guillou s'arc-bouta d'un bras. Il vit que la crinière du cheval, toute rouge, pendait jusqu'à terre. Il l'empoigna de l'autre bras. Or, si ses jambes étaient faibles, en revanche il avait le poing solide. Tant bien que mal, il parvint à se hisser sur le dos de la bête.
– Et hue !!...
Feu et tonnerre! Ce ne sont pas les fines montures qui manquent au pays d'Elliant, mais la pareille de celle-ci, on l'y chercherait en vain jusqu'au jugement dernier.
Des jambes, non. Des ailes!
Le vent de la course avait un peu rafraîchi les idées d'Alanic.
Quel diable de chemin faisons-nous? pensa-t-il. Cela descendait, descendait. Il ne reconnaissait pas du tout ni les fossés, ni les arbres.
– Dousic! dousic! loën brao! (Doucettement, jolie bête!). Ah bien, oui! On aurait attaché un fagot d'ajonc sec au derrière de la « jolie bête », qu'elle n'eût pas filé plus vite.
Les étoiles cependant mouraient une à une. La nuit commençait à blanchir. Dans quelque manoir, au loin, un coq chanta. Le cheval aussitôt s'arrêta net. Alanic, qui ne s'y attendait pas, faillit lui passer par-dessus le cou.
– Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-il.
Vous pensez bien qu'il ne comptait pas que le cheval lui répondît. Cela fut, pourtant. Le cheval dit en propres termes à Alain Ar Guillou :
– Cana 'ra mab ar iar (Voici que chante le fils de la poule).
Et en disant cela, il tremblait de tous ses membres.
– Ho! ho! pensa Alanic, celui-ci a peur du chant du coq. Je n'ai plus rien à craindre de lui.
Et il riposta gaillardement :
–Mab ar iar
A gan pa gar,
(Le fils de la poule, – chante quand bon lui semble).
En même temps, il lui talonnait les flancs avec ses sabots à clous. Le cheval rebroussa chemin. Alain Ar Guillou vit défiler à rebours les talus et les arbres qu'il ne reconnaissait pas. Puis vinrent des arbres et des talus qu'il reconnaissait. Enfin, apparut la silhouette du calvaire.
Arrivé là, l'étrange monture s'enfonça en terre. Alain Ar Guillou se retrouva debout, les jambes écartées, les pieds appuyés au sol. Il rentra chez lui sans encombre.
Cette leçon ne le guérit point.
Au contraire.
Il prit de l'orgueil de cette aventure, et se vanta d'avoir appris au diable ce que c'est qu'un franc gars d'Elliant. Dieu veuille qu'Alanic mort, le diable n'en ait pas tiré vengeance!
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