Les archives des cimetières ne sont pas toujours aussi tristes qu'on se le figure généralement. La note gaie et comique s'y rencontre parfois. C'est ce dont on peut se convaincre en feuilletant le dossier de la correspondance reçue par le conservateur du Père-Lachaise depuis quelque quatre ans.
Il est vrai qu'il a fallu qu'un Lemice-Terrieux quelconque donnât la volée à un prodigieux canard pour qu'un certain nombre de lettres plus ou moins drolatiques vinssent se glisser parmi les funèbres paperasses du gardien de la grande nécropole.
On se souvient peut-être qu'en 1889 ou 1890, une légende commença à courir dans la presse, d'après laquelle une princesse russe aurait laissé un legs de cent mille à un million de francs à la personne qui consentirait à passer un an et un jour dans la chapelle élevée sur sa tombe au Père-Lachaise. La morte était exposée, disait-on, dans un cercueil de verre, et pour que celui ou celle qui entreprendrait auprès d'elle cette longue veillée ne pût jamais la perdre de vue, les murs de la chapelle étaient revêtus de miroirs. L'exigeante léguatrice n'autorisait point son compagnon ou sa compagne à travailler, mais seulement à lire. Et pour que sa pensée fut toute à elle, elle le condamnait à ne voir personne, ni amis, pas même le domestique qui devait apporter chaque jour les repas en un certain endroit. Enfin, elle ne laissait son futur légataire lui échapper qu'une heure par jour pour respirer un peu d'air et prendre quelques ébats dans le cimetière.
Cette fantaisie macabre fit fortune comme un conte d'Edgard Poë. Elle accomplit une première fois son tour d'Europe et d'Amérique, alléchant quelques badauds. Puis elle reparut, dans ces mois derniers, revue et augmentée. On y ajoutait cette fois que plusieurs personnes avaient tenté l'épreuve, mais que toutes avaient dû y renoncer. Il parait qu'elles auraient perçu des bruits mystérieux et vu des apparitions. Un intrépide concierge qui s'était, disait-on, montré le plus persévérant, dut lui-même lâcher pied. C'était à faire frissonner.
Aussi l'histoire, rééditée, a-t-elle, afin de ranimer les courages, porté le legs à cinq millions.
Nouvelle pluie de lettres chez M. Leprêtre, conservateur du Père-Lachaise, innocente victime de cette mystification opiniâtre. Il en venait de Paris, de province, d'Angleterre, d'Autriche, d'Italie, d'Amérique, etc. Mais c'est surtout la Belgique qui a donné. Tantôt c'est un ancien soldat, veilleur de nuit dans une usine, qui se déclare à l'épreuve de tout et veut tenter ce record d'un autre genre. Puis c'est une lettre prétentieuse avec un portait proposant pour garder la princesse hétaïre (sic), un berger de Laekenlez-Bruxelles, jeune, intrépide et intelligent. Un naïf Bruxellois pousse l'empressement jusqu'à demander qu'on lui indique l'heure du train qu'il doit prendre et qu'on lui envoie le montant de son voyage pour tenter l'aventure.
Mais ce qui est particulièrement curieux, c'est le nombre de veuves et de demoiselles qui offrent de se sacrifier pour cette longue veillée qui paraît un siècle. Il y en a qui le font dans un but charitable: Avec les cinq millions, dit l'une, je fonderai un orphelinat. Puis c'est un négociant ruiné qui veut se refaire ou un employé sans travail qui voit là une issue à son embarras.
Il n'est point jusqu'à un de nos confrères de la presse associée de Chicago qui ne nous ait écrit pour nous demander quel est le dépositaire du legs, qu'il se déclare prêt à conquérir, en interrompant, dit-il, «la besogne tuante de journaliste ».
Dans cette masse de lettres, on trouve souvent à côté de vaillantes dispositions un fond de doute sur l'authenticité de la légende, doute qu'une des correspondantes du conservateur du Père-Lachaise exprime sous cette forme naïve; « Je suis comme beaucoup de jeunes filles, je ne crois pas toujours ce qu'on me dit. Prudente sagesse pour une jeune fille.
D'où est venue cette légende ? c'est ce que le conservateur lui-même n'a pu nous dire. Il paraît que la description faite du tombeau de la fameuse princesse russe correspond exactement à l'emplacement et au signalement d'un monument à dôme doré qui est celui de la famille Félix de Beaujour, armateurs et marins de Provence, situé dans la 48° division. Et ce qui est étrange, c'est que dans certaines versions de la légende, ce n'était plus une russe, que d'aucuns ont cru être la princesse Demidoff qui avait offert ce legs alléchant, mais une riche famille marseillaise.
Quoi qu'il en soit, avons-nous besoin de le dire ? l'histoire de ce legs est purement imaginaire. Ce n'est point que des cas se rapprochant dans la forme, sinon dans les proportions, de celui-ci ne se soient produits : témoin le legs de 1,000 francs que fit un fabricant d'Elbeuf, préoccupé par la crainte d'être enterré vivant, à la personne qui passerait une semaine, jour et nuit, dans son caveau. Ce fut un domestique qui se chargea de cette veillée.
Mais entre ce fait et la légende du Père-Lachaise, il y a un abîme que la crédulité des badauds n'a point vu. D'ailleurs, elle est insondable, cette crédulité. Il y a dans les archives de cette même nécropole une lettre assez récente de plusieurs habitants d'un bourg de l'Isère qui ont fait un pari sur la question de savoir s'il existe au Père-Lachaise une tombe portant cette inscription:
Ici repose une femme qui a porté dans son sein pendant sept ans son enfant vivant, et pendant un an mort. Ce qui serait attesté par quatre médecins dont le nom est gravé sur cette tombe !
La légende de la princesse russe n'est pas plus vraie. Le conservateur du Père-Lachaise nous a prié d'en finir une bonne fois avec ce canard dont il est obsédé, et d'en être le fossoyeur. Voilà qui est fait.
(Extrait du Temps).