Dans une vallée des Vosges, des Pyrénées, ou des Alpes, une pluie d'hiver tombait, chassée par le vent, fouettant les sapins verts qui gémissaient, tordaient leurs branches dans la tourmente. Les ruisseaux, devenus torrents, se précipitaient de chute en chute, entraînant dans leur cours les terres des hauts plateaux, des troncs d'arbres entiers, et même des fragments de roches qui, roulant de choc en choc, se pulvérisaient peu à peu.
La nuit tombait rapidement des nuages de plus en plus nombreux. de plus en plus noirs, escaladaient le ciel, promettant à ce coin de la terre un nouveau déluge.
Renfonçant au dessous de ses oreilles le bonnet de peau qui le coiffait, resserrant autour de lui un vaste manteau de laine tout ruisselant de pluie, et qui enveloppait non seulement sa personne mais encore le mince bagage suspendu à son aisselle, un homme marchait hâtivement, tout en cherchant à éviter les fondrières, les crevasses et les torrents qui, dans la demi-obscurité, semblaient se multiplier sous ses pas.
Il allait franchissant ici un rocher qui lui barrait la route, là un arbre déraciné par quelque trombe et jeté en travers du chemin, plus loin quelque ruisseau grondant, élargi par la pluie et noirci par les détritus de terre qu'y jette l'orage.
Entre temps, le voyageur s'arrêtait, regardait au loin si, dans la nuit qui devenait de plus en plus sombre, quelque indice se révèlerait pour lui dire qu'il approchait d'un lieu habité. Mais toujours le morne rideau de pluie, zébrant l'espace,lui cachait l'horizon; et le voyageur avec une rapidité fébrile, maintenant, poursuivait sa route, butant aux rochers de son pied mal assuré, ou bien heurtant du front quelque branche d'arbre trop basse.
Depuis près d'une heure, l'ombre s'était faite, épaisse, compacte, striée seulement, au gré des bourrasques qui hurlaient, par la pluie intense qui tombait avec une crépitation bouillonnante, et, presque à chaque pas, le voyageur trébuchait lorsque, levant les yeux, il aperçut à quelque distance une lumière vague piquant l'obscurité.
Aussitôt, comme si cette vue lui eût été un nouvel excitant, il raffermit et accéléra sa démarche, se dirigea vers la lumière qui, de quelque nature qu'elle fût, dénotait l'existence d'un être humain dans ce milieu désolé. Quelques instants plus tard, le voyageur heurtait une porte de son bâton.
« Qui frappe ?... que voulez-vous? interrogea une voix de l'intérieur.
– Un étranger égaré demande à une âme chrétienne la charité d'un couvert pour y attendre le jour...Ouvrez-moi, au nom de notre Seigneur Jésus! »
On entendit le déclanchement d'une barre, et la porte s'ouvrit, montrant un homme qui, une torche de résine à la main, venait reconnaître l'étranger.
« Entrez, qui que vous soyez, dit l'hôte: vous trouverez du feu pour sécher vos vêtements, un abri pour dormir, mais peu de chose à manger.
– N'importe,reprit l'autre ; j'ai dans mon bissac quelques provisions que je pourrai encore partager avec vous, mon hôte, en échange d'une hospitalité qu'une pareille nuit rend inappréciable. »
L'hôte s'écarta, introduisit l'étranger dans la pièce unique de son logis.
Dans l'âtre, un feu de sapin flambait, léchant de sa flamme les parois de pierre, et jetant partout de joyeux reflets sur les murs et parmi le pauvre mobilier de la masure.
L'hôte, après avoir refermé son huis revint accrocher sa torche a une griffe de fer scellée dans le mur; et le nouveau venu, se débarrassant de son bâton, de son bonnet de peau, de son manteau et de l'espèce de double sac qui constituait tout son attirail de voyageur, parut alors en pleine lumière.
C'était un homme tout jeune encore: peut-être n'avait-il pas vingt ans; imberbe, blond, aux yeux bleus illuminés d'un mélange saisissant de douceur et d'énergie; son justaucorps, serré aux reins par une large ceinture de cuir, faisait valoir sa taille souple, bien prise, mais presque enfantine, tant elle était frêle: l'ensemble d'un homme à peine sorti de la première jeunesse.
« Séchez vos vêtements, étranger! » lui dit l'hôte en lui approchant du feu un tronc d'arbre dégrossi en forme d'escabeau. »
Le nouveau venu, encore tout frissonnant de la pluie qui l'avait traversé, et qui, dans la chaleur lourde de la pièce se résolvait en une buée dont tout son être était entouré, s'avança les mains tendues vers la flamme qui l'éjouissait, lorsque son regard tomba sur un autre personnage que, tout d'abord, il n'avait pas remarqué — peut-être parce que celui-ci, à l'arrivée du jeune homme et pour lui faire meilleure place au foyer, s'était reculé en arrière dans la pénombre de la pièce.
« Ce seigneur est aussi un voyageur égaré, » fit l'hôte en présentant les deux hommes l'un à l'autre.
D'une haute stature, et d'une carrure herculéenne, très-brun de cheveux, l'œil profondément encaissé sous une double arcade embroussaillée de cils grisonnants, les traits en partie cachés par une barbe puissante, l'occupant antérieur offrait avec le nouvel arrivé le contraste le plus complet. Tous deux se regardèrent un instant, puis prirent place autour du foyer, avec leur hôte.
« Ca, mon maitre, fit celui-ci, s'adressant au jeune homme, vous ne redoutez donc ni les loups ni les mauvais garçons, pour errer à pareille heure dans les gorges de nos montagnes?
– Bah! répliqua le voyageur, non sans une gaie insouciance, que puis-je craindre ? J'ai mon bâton pour me défendre des loups; quant aux rôdeurs, il m'est avis qu'ils seraient les premiers volés, s'ils m'enlevaient mon bissac.
– Vous n'êtes donc pas un marchand faisant trafic?
– Non... je ne suis qu'un simple ouvrier... je vais à Paris...
– A Paris! fit l'hôte, les yeux dilatés de stupéfaction, à Paris! mais vous y serez dans quinze jours.
– A peu près...
– Or, qu'allez-vous donc y faire ?
– Je meurs de faim; j'ai quelques provisions dans mon sac, si vous, mon hôte, et ce seigneur, voulez bien les partager avec moi, je vous dirai en mangeant le grave motif qui m'entraîne vers Paris. »
Le jeune homme s'était levé, avait pris sa besace et en avait tiré, avec quelques galettes de farine cuites sous la cendre, un humble morceau de venaison et quelques noix qu'il étala sur un large billot équarri en forme de table.
« Mon repas est modeste, dit-il avec gaîté; mais bah! il sera encore suffisant pour trois. Qui veut me faire raison? » ajouta-t-il en promenant ses yeux à la ronde.
Ses deux compagnons se rapprochèrent et prirent un quartier de galette.
« Je pense, poursuivit le jeune homme, que par ce temps de nouveau déluge, ce n'est pas l'eau qui nous fera défaut.
– Permettez, mon jeune maître, dit alors l'homme noir qui jusqu'alors était demeuré muet, le feu vous a séché les vêtements, mais j'ai là du jus de fruits fermenté qui vous réchauffera l'intérieur autrement que de l'eau pure... Prenez : voici ma gourde.
– Pareille invitation ne se refusa jamais, maître. Nous partagerons en frères : j'apporte la nourriture; vous, la boisson; et notre hôte nous fournit le feu et le couvert! voilà qui est parfait.
– Vous venez de loin, jeune homme ?
– Voici bien mon neuvième jour de marche.
– Et vous allez à Paris?
– Je vais à Paris.
– S'il vous convient, nous ferons route ensemble.
– Quoi! vous même...
– Des affaires m'appellent aussi dans cette ville.
– Je bénis l'ouragan qui m'a procuré un compagnon tel que vous... Mais j'y pense: vous allez comme moi à Paris où nous arriverons à la même époque, peut-être sommes nous rivaux? »
L'homme au visage sombre eut un soubresaut promptement réprimé; un éclair jaillit de son œil, mais il se contint et dit d'une voix calme: « Cela dépend du motif qui vous y conduit.
– Oh! un motif très simple en vérité et que vous devez connaître.
– Quel?
– Voici : Le roi Louis a publié de toutes parts qu'il faisait appel aux tailleurs de pierre de tous les pays... »
Le jeune homme s'interrompit:
« Qu'avez-vous? demanda-t-il, voyant pâlir le visage bistré de son interlocuteur.
– Rien.. continuez.
– Vous n'êtes pas sans savoir que le sire roi a rapporté ou reçu de Terre-Sainte une quantité de reliques des plus précieuses, et qu'il a convoqué tous les ouvriers de la chrétienté pour ériger un temple où ces trésors seraient exposés à la vénération des fidèles...
– Et... vous voulez concourir ?...
– Je veux concourir. Et vous ?... »
L'autre sembla hésiter.
« Oh! moi, fit-il enfin, non sans un certain embarras, je n'ai point d'aussi noble but. Je vais à Paris voir un de mes parents, tout simplement, et essayer de faire en même temps quelque commerce.
– Vous êtes marchand?
– Comme vous le dites, mon jeune maître. Mais puisque vous venez concourir, vous devez apporter vos plans! Y aurait-il curiosité à vous demander de les voir ?
– Nullement, quoique à vrai dire...
– Eh bien ?
– Eh! je ne sais si vous, marchand, vous comprendrez... Enfin, je vous expliquerai.
– C'est cela, fit vivement l'autre, vous m'expliquerez en détail, car je suis vivement curieux de tous ces merveilleux ouvrages de pierre. » Pendant qu'il parlait, son jeune compagnon avait tiré de sa poitrine un petit sac en peau de vache, qu'il ouvrit, où il prit plusieurs parchemins qu'il déploya sur le billot, à la lueur des flammes de la cheminée et du feu de la torche.
« Tenez, dit-il en étalant avec la main ces parchemins recouverts de lignes multicolores. Voyez. »
L'homme brun s'était penché avidement; il demeurait perdu dans une contemplation, pendant que le propriétaire des plans lui en donnait une description minutieuse.
« Mais c'est une châsse, s'écria le marchand, une véritable châsse! N'est-ce pas ce qu'il faut pour renfermer des reliques?
– Mes maîtres, dit alors l'hôte qui avait vainement cherché à comprendre la signification des lignes droites et courbes qu'il regardait s'enchevétrer sur les parchemins, mes hôtes, je ne suis qu'un bucheron: je ne vois pas grand'chose dans vos grimoires et je sais que mon travail me forcera demain à partir de bonne heure; je vais donc, avec votre permission, me coucher dans le foin du grenier. Il y a là, continua-t-il en montrant un angle de la pièce, des peaux d'animaux sur lesquelles vous pourrez dormir lorsque l'envie vous en prendra; que le Seigneur vous ait sous sa garde ! »
Les voyageurs lui souhaitèrent une bonne nuit et se remirent à examiner les parchemins.
« Voyez, disait le jeune homme, tandis que le marchand suivait avidement ses explications, voyez l'édifice aura deux étages: les saintes reliques ne reposeront pas sur la terre, mais sur une sorte de socle qui sera à lui seul un temple.
– Une crypte, vous voulez dire ?
– Point. Ces arcs sont en ogives, et pour diminuer leur portée dans la chapelle basse, ces voutes reposent sur des colonnes isolées formant ainsi un bas côté étroit autour du vaisseau, éclairé par des roses-fenêtres. Quant à la chapelle haute, ses parois ne présenteront aux regards que des faisceaux de colonnettes entre lesquelles brilleront de riches verrières.
– Et les reliques? où placez-vous les reliques?
– Ici derrière l'autel unique, sur cette clôture ajourée, surmontée d'une plate-forme.
– Et quel est ce petit édifice adjoint, d'une si gracieuse apparence?
– Il a pour but de contenir le trésor des Chartes: et, remarquez que, relié à la chapelle par une courte galerie, son voisinage fera ressortir la grandeur du vaisseau principal et devra composer avec celui-ci un ensemble de l'effet le plus pittoresque.
– Et cette flèche?...
– Un modèle de légèreté, n'est-ce pas ?
– Vraiment, mon jeune maître, vous avez produit une pure merveille. Quelle pierre emploierez vous ?
– Rien que de la pierre de liais.
– L'effet, si je ne trompe, sera superbe !
– N'est ce pas ? » fit l'artiste enorgueilli.
« Mais, vraiment, vous êtes aussi un connaisseur... tout marchand que vous vous dites...
– Eh!... reprit l'autre avec embarras, j'ai beaucoup voyagé, j'ai beaucoup vu d'églises; mais aucune à mon avis n'est comparable à celle dont vous avez le plan.
– Ainsi donc, vous croyez que j'aurai le prix ?
L'autre ne répondit pas; mais, s'asseyant, il regarda longtemps les parchemins, demandant au jeune maître des explications qui lui étaient toujours données avec plaisir. Un artiste est si heureux lorsqu'il voit admirer son œuvre !
Une partie de la nuit se passa ainsi, en études d'une part, en commentaires détaillés de l'autre. Lorsqu'enfin le jeune maître, sentant ses paupières appesanties de fatigue, dit à son compagnon :
« Ne serait-il pas temps de s'endormir?
– Faites, lui répondit le marchand. Pour moi, je n'ai pas sommeil : je vais veiller en attendant le jour.
Le jeune homme replia tous ses parchemins, qu'il replaça dans sa poitrine, et, souhaitant une bonne nuit au veilleur, il se jeta sur la litière de peaux, qu'avait indiquée le bûcheron, où il ne tarda pas à songer, dans un profond sommeil, des rêves de gloire à venir.
L'homme brun, cependant, avait repris place au coin de l'âtre. Quand il fut bien sûr, après avoir maintes fois tourné la tête de son côté, que son compagnon reposait, il entr'ouvrit, lui aussi, son pourpoint, et en tira de même plusieurs parchemins qu'il étudia longuement, avec une fiévreuse attention. Et, comme ceux du jeune maître, ces parchemins étaient les plans d'une église...
« Non! murmura-t-il enfin avec une sorte de découragement, non ! jamais cet édifice que j'ai conçu ne pourra rivaliser avec celui dont je viens de voir les plans... qui est là... sur la poitrine de cet inconnu... » Un instant, il resta silencieux, puis, à mi-voix :
« Aller à Paris ?... maintenant, à quoi bon ?... Ah! si j'avais ces parchemins!... mais qui donc, après tout, connait cet étranger?... Il vient de neuf journées de marche : qui pourra savoir ?... Moi-même, ne suis-je pas absolument ignoré dans ce pays ?... ah! ces plans !... ces plans!... cette merveille d'architecture !...
Il retomba dans une profonde méditation, laissant son regard errer, vague, par la chambre. Au dehors, la pluie avait cessé de crépiter contre le volet qui closait l'unique fenêtre du logis; sur la litière, le jeune tailleur de pierres reposait, souriant aux fantômes qui venaient visiter ses rêves...
Tout à coup, l'oeil du faux marchand étincela : à l'une des murailles, il venait de voir une hache la hache du bûcheron dont le fer luisait caressé par la lueur de la torche. L'homme se leva comme mu par un ressort, et, poussé par une force supérieure, il marcha vers la hache dont l'éclat bleuâtre semblait le fasciner.
« Non! non !... râla sa gorge... Le tuer ?... non !... Et cependant, ce plan, ces parchemins, c'est l'honneur !... la gloire !... la richesse!... mais tuer cet homme !... non !... »
Il hésita, puis, tout à coup, prenant un parti :
« Allons donc !... qui le saura? »
Alors, saisissant la hache à deux mains, il revint vers le lit de son compagnon, le contempla quelques instants, et, relevant l'arme pesante, de toute sa force il la laissa retomber... le bruit d'un crâne qui se brise... un gémissement étouffé... un flot de sang...
L'homme regarda, pâle comme la cire: la victime avait eu une crispation, mais elle ne bougeait plus. Alors, le meurtrier saisit, sur la poitrine de celui qu'il venait de tuer, le paquet de peau de vache, en retira les parchemins qu'il remplaça par ceux qu'il avait lui-même apportés, revêtit à la hâte son manteau, se coiffa de son chaperon, et, sûr de ne rien oublier, déclancha le battant de la porte.
Une lune pâle éclairait la montagne. L'homme retira la porte derrière lui, fit quelques pas, se retourna comme pour contempler une dernière fois cette demeure où, maintenant il y avait du sang, puis, courant comme un fou, s'enfonça dans les grandes sapinières où plongeait le chemin.
Dans une grande salle du palais de la cité il y a cour plénière présidée par le sire roi en personne. Près de lui, ses barons, ses conseillers, ses historiographes, les seigneurs évêques tiennent conseil, devisant sur des chartes qui leur sont soumises.
C'est le jour du concours où sera choisi le maître tailleur de pierre à qui l'on confiera le soin d'élever l'église où seront renfermées les précieuses reliques apportées d'Orient.
Or, l'appel du prince a été publié en tous pays chrétiens, au Septentrion comme au Midi, à l'Orient comme à l'Occident; et, de tous pays aussi, sont venus des maîtres tailleurs de pierre, experts dans l'art d'édifier les temples; durant de longs jours, chacun d'eux a créé, combiné, mûri un plan pour l'église que veut faire construire le roi de France; chacun a tracé la figure du monument qu'il a rêvé; chacun a réalisé, sur le parchemin, l'aspect de la construction dont il a médité tous les détails : pour celui qui sera élu, c'est la gloire d'attacher son nom à un impérissable monument; pour les autres, c'est au moins la satisfaction d'avoir lutté pour donner un corps de pierre à l'idéale conception de leur cerveau.
Les conseillers examinent, l'un après l'autre, les plans qui leur sont soumis ; ils remettent à leur sire roi tous ceux qui leur semblent devoir attirer plus particulièrement son attention. Et les hommes qui ont pensé ces œuvres, dont le prince étudie le projet, sont appelés près de lui pour lui donner toutes les explications sur chaque partie de leur travail.
Et le sire roi songe, anxieux: de tous ces plans multiples qui lui sont proposés, aucun ne le satisfait : cet édifice est trop vaste, cet autre trop mesquin; celui-ci est mal proportionné; celui-là pèche par la masse; l'un est trop lourd de forme; un autre d'une légèreté telle que sa solidité pourrait être compromise avant qu'il fût achevé; tous ont des parties admirables, aucun d'eux n'offre un ensemble satisfaisant, tel que l'a rêvé le souverain. Faudra-t-il donc sinon renoncer à cette construction merveilleuse dont le prince et ses conseillers eussent désiré la réalisation ou faire édifier un ensemble composé de parties disparates empruntées à tous les plans soumis au conseil ? La perplexité est grande...
Tout à coup, la porte s'ouvre, et un étranger de haute stature, mais de modeste apparence, s'avance vers le roi et met un genou en terre pour lui rendre hommage.
« Apportes-tu un plan, toi aussi?
–Le voici, dit l'homme en déployant des parchemins qu'il remit au roi.
Des rires courent sur les lèvres des graves conseillers rassemblés en ce lieu. Qui donc est cet audacieux ?...Qui le connaît?... Croit-il pouvoir réussir dans une œuvre qui doit être la perfection même, dans une œuvre où ont échoué les premiers maîtres du royaume et des empires voisins ?... Vraiment cet intrus est d'une audace sans pareille !... Et l'ironie plisse les bouches. Et les maîtres, qui luttent entre eux pour remporter la palme, considèrent avec pitié ce nouveau venu qui ose essayer de la leur disputer. Et toute la cour, resplendissante de richesse, regarde avec dédain cet ouvrier à l'humble costume qui se tient toujours à genoux.
Cependant le regard du prince devient éclatant; à mesure qu'il examine les plans, son front plissé se rassénère; un sourire de satisfaction illumine sa face... Il se lève.
« Messires, s'écrie-t-il, notre rêve va s'accomplir; il va nous ètre donné de construire une merveille comme jamais il n'en exista. Voyez ces parchemins : le temple que nous avions souhaité d'élever sera réalisé en un miracle de grâce architecturale, en un pur chef-d'œuvre de pierre. »
Puis, abaissant son regard vers l'ouvrier toujours agenouillé :
« Lève-toi, toi qui es un maître entre les maîtres, et dis-nous d'où tu viens?
– J'arrive de bien loin au delà des monts, prince.
– Quel est ton nom? »
L'homme garda le silence.
Pendant ce temps, les autres maîtres réunis aux conseillers du roi, avaient regardé les parchemins, et, parmi eux tous, s'élevait un cri d'admiration, disant:
« Oui! voici bien une œuvre comme jamais l'homme n'en a créée pour la glorification du ciel, et l'auteur de cette conception est certainement animé d'un génie divin.
– Ne nous diras-tu pas comment tu t'appelles? reprit le prince, ou bien as-tu fait voeu, comme il arrive parfois, par humilité, de ne pas accoler le nom d'un homme à un temple élevé à Dieu ? »
Toujours, l'étranger gardait le silence, hésitant, ne sachant que résoudre.
« Par quelle voie es-tu venu à Paris ?
– Par Montereau.
– Eh bien puisque tu fais œuvre de pierre, jusqu'au jour où tu nous aura révélé ton nom, on t'appelera Pierre de Montereau. Dès demain tu te mettras à l'œuvre : il faut que, dans cinq ans, le joyau que tu nous promets soit construit contre notre palais de la Cité ».
Sous la direction du maître, les ouvriers ont commencé leur travail. Modelée par le pic et le ciseau, la pierre s'élève en colonnettes gracieuses, se courbe en voussures, s'incline en ogives, se dresse en murs, s'étend en dalles, écrivant en l'espace un merveilleux poème d'art.
Le prince a voulu que la construction de ce temple fût poussée avec une rapidité jusque-là inconnue, et tandis que les autres églises sortent du néant à grand renfort de siècles, la cinquième année voit enfin se terminer l'érection de la Sainte-Chapelle.
Durant tout ce temps, le maître dirige, surveillant à la fois l'ensemble et les détails, toujours au milieu des manœuvres, toujours parmi les fondations ou sur les échafaudages; il préside à tout, s'occupe de tout, est dans toutes les parties de l'édifice à la fois.
Mais les ouvriers le redoutent: ses ordres sont paroles brèves et dures sans un mot d'encouragement; son coup d'œil est génial, mais il terrifie; chaque jour son visage devient plus sombre, sa voix plus cassante, son regard plus aigu; et lorsque les tailleurs de pierre voient cet homme qui s'agite parmi eux, une frénésie de travail s'empare d'eux pour les sauver des reproches mordants qu'exhale sa bouche; on le voit sans cesse circuler, le plus souvent muet et concentré au milieu des travaux: instinctivement chacun se recule devant lui, chacun redoute cet homme qui vient on ne sait d'où, dont le nom même est un mystère, et dont le génie ferait croire qu'il tire son origine des sources mauvaises, s'il ne s'employait pas à faire œuvre divine.
Et plus le temps s'avance, plus la physionomie du maître devient sèche et menaçante, plus ses yeux s'enfoncent dans ses orbites aux cils broussailleux; plus son geste est impérieux, son accent sauvage, son aspect terrifiant on dirait une ombre maudite construisant un temple où jamais elle ne doit trouver la rédemption désirée.
Un soir d'hiver, plusieurs hommes employés à la construction de la Sainte-Chapelle, passant devant le parvis de Notre-Dame dont une faible partie était alors terminée, eurent la curiosité de vouloir comparer ce géant sacré au divin joyau qu'ils édifiaient non loin de là, gravirent les degrés conduisant à la future cathédrale, et circulèrent parmi les échafaudages qui garnissaient la plus grande partie de l'espace où devait s'élever le monument. Leur examen les entraîna dans la partie centrale, alors complétement terminée et depuis longtemps déjà ouverte au culte. Comme c'étaient des hommes simples et croyants, ils s'agenouillèrent sur les dalles de la basilique et prièrent.
Subitement leur méditation fut interrompue par un gémissement qui résonna lugubrement sous les grandes voûtes. Un peu effrayés, ils se détournèrent et virent un spectacle qui d'abord les surprit.
A genoux sur les pierres que frappait par instants son front, dissimulé derrière un large pilier, un homme pleurait, dressant ses bras vers le ciel, en un paroxysme de supplication, et parfois se tordant sur les dalles dans un anéantissement de désespoir. Au milieu des sanglots qui lui tordaient la poitrine, on entendait sa voix haletante jeter à l'espace des appels à la miséricorde d'en haut, des mots de pardon, des demandes ferventes de grâce...
Emus de pitié, les hommes s'approchérent du désespéré pour lui offrir leur secours. Au bruit qu'ils firent en venant à lui, l'autre se détourna, et, les voyant, se redressa vivement, s'enfuit comme un larron. Eux, restèrent pétrifiés de stupeur :
c'était lui, le maître, Pierre de Montereau !
Et les hommes sortirent de l'église, songeurs, se demandant pour quel crime innommé ce merveilleux artiste pouvait avoir besoin de pardon.
Une autre fois, durant toute une journée, on vit le maître demeurer isolé au sommet du plus haut des échafaudages de la flèche de son œuvre que l'on venait de terminer. Derrière lui, les ouvriers passaient, rapides et silencieux, se le montrant les uns aux autres d'un geste muet.
Le maître restait penché au-dessus du vide, comme fasciné par l'abime; un tremblement convulsif agitait ses épaules, et son visage caché dans ses mains, semblait pleurer. Quelle pensée pouvait ainsi absorber son esprit ?
« Maître, dit enfin un de ses aides, ne va-t-il pas falloir enlever cet échafaudage de bois qui est maintenant inutile? »
Le maître se détourna vers l'indiscret, le foudroya d'un regard dur, et, sans prononcer un mot, redescendit vers le sol, tandis que, derrière lui, on commençait à enlever les lourdes pièces de la charpente.
Enfin, l'œuvre s'acheva: sa construction n'avait pas duré cinq années.
Le jour même où ce bijou de superbe architecture sortit de son enveloppe de madriers, le chapelain nommé par le prince, après y avoir transporté les reliques saintes, y dit la messe d'inauguration en présence de toute la Cour réunie, et qui ne savait ce qu'elle devait le plus admirer, en ce merveilleux édifice, de l'harmonie délicate de son ensemble, ou de la perfection idéale de ses détails.
Aux côtés du prince se tenait Pierre de Montereau, plus sombre encore, plus accablé que d'habitude.
« Eh bien! maître, lui dit le roi, voici que votre chef-d'œuvre est terminė aurons-nous maintenant l'heur de connaître le nom de l'artiste qui l'a créé ?»
Les assistants attentifs écoutèrent, attendant la révélation promise: mais le maître tailleur de pierres restait muet.
Le prince continua:
«Avez-vous au moins une grace à me demander?... quelle qu'elle soit, je vous promets, par Notre-Dame, de l'accorder à l'homme qui a construit le plus magnifique joyau de ma terre de France.
– O roi, dit enfin Pierre de Montereau, bégayant d'une voix presque éteinte. ô roi! je n'ai qu'une grâce à implorer, mais seul monseigneur le chapelain que vous avez désigné peut faire droit à ma prière : je le supplie humblement de vouloir bien me permettre de me confier à lui.....
– Venez, mon fils! dit le chapelain qui s'avança.
Et, tandis que le prince se retirait avec sa Cour impressionnée péniblement par la pensée d'un mystère qui planait sur tout ceci, Pierre de Montereau, la tête basse, le front blème, suivait le chapelain.
Que se passa-t-il entre ces deux hommes dont l'un avait le cœur ulcéré de remords et dont l'autre était dépositaire du suprême pouvoir de pardonner?... De quelle nature fut leur entretien? Personne ne l'a jamais su. Quelques pages curieux, prétendirent avoir, durant de longues heures, entendu deux voix, toutes deux tremblantes, l'une de terreur l'autre de pitié...
Mais jamais, depuis lors, nul n'a revu Pierre de Montereau, le génial maître tailleur de pierre qui constrisit la Sainte-Chapelle du Palais. Et quand, plus tard, quelque seigneur demandait au chapelain. « Qu'est devenu cet homme ?»
Le ministre d'En-Haut, d'un geste triste, se contentait de montrer silencieusement le ciel.
Au matin qui suivit le crime commis à son insu dans son habitation, le bûcheron descendit du grenier où il avait passé la nuit pour laisser à ses hôtes de passage la libre disposition de sa demeure; c'était l'heure de son travail.
« Allons, mes maîtres, s'écria-t-il d'une voix joyeuse, debout!... Le soleil va bientôt se lever. »
Un morne silence répondit seul à son appel. En même temps, il lui sembla qu'un liquide gluant s'attachait à ses pieds. Il se précipita vers la fenêtre, ouvrit le volet et une lueur rosée du matin pénétra dans son logis... Ah! qu'était-ce ?... Là, sur la couche de peaux, un être humain gisait, la tête fendue d'un coup de hache; l'arme abandonnée auprès du corps était rouge de sang; le sang avait coulé sur les peaux de bête, et formait un ruisseau qui s'étalait sur le sol de terre battue. Quoi donc ?... un meurtre ?...
Oui! cette porte au battant déclanché, ce désordre... Un des étrangers avait profité de la nuit pour tuer l'autre, et pour s'enfuir après l'accomplissement de son crime.
Que faire ?... le bûcheron vivait seul dans cette partie de la montagne. Nul secours à attendre !... En toute hate l'homme saisit une sébile de bois et courut au ruisseau voisin dont il rapporta de l'eau avec laquelle il fit disparaître le sang coagulé qui recouvrait la figure de la victime. Il la reconnut, alors: c'était le jeune voyageur; de son crâne défoncé suintait encore un mince filet rouge qui se perdait dans sa chevelure. Longtemps le bûcheron frictionna le malheureux, épiant un signe de vie, courant maintes fois rechercher de l'eau dont la fraicheur devait rappeler à lui le jeune homme qui gisait. Mais aucun tressaillement ne se faisait remarquer sur ce corps qui demeurait dans sa rigidité cadavérique.
Sur son sayon, alors, l'homme essuya sa hache, puis quand elle fut suffisamment nette à son gré, il en approcha le fer de la bouche du mort. Après un assez long temps, il la retira, l'examina soigneusement: une légère buée en ternissait le brillant l'étranger n'était pas mort! Dans la journée, sous les soins que ne lui ménageait pas son hôte, il reprit ses sens, mais sans pouvoir prononcer un mot.
Durant des semaines, ie jeune étranger demeura ainsi, comme hésitant entre l'être et le néant. Un jour enfin, au moment de son travail, le bûcheron l'entendit parler... Hélas! les mots que prononçait le malheureux n'avaient aucune suite: sa blessure au crâne l'avait rendu fou.
La force de sa jeunesse l'avait sauvé, mais ce qui subsistait en lui n'était plus que l'ombre de lui-même; son corps reprenait des forces, mais un nuage épais enveloppait son intelligence; parfois il semblait comprendre sa situation et faire des efforts pour se souvenir: rien ! Pour lui le passé n'existait plus.
Maintenant, son hôte l'emmenait souvent avec lui: il lui avait confié une hache dont il lui avait enseigné le maniement. En effet, l'homme était bon il ne voulait pas jeter hors de son logis le pauvre insensé auquel il s'était attaché de tous les soins qu'il lui avait prodigués; mais il était pauvre aussi, et n'ayant pour gagne-pain que l'abattage des bois, il se faisait aider dans son œuvre misérable par celui qu'il avait sauvé.
Donc, chaque matin ils partaient, la cognée sur l'épaule, s'enfonçaient. ensemble dans les mornes sapinières où toute leur journée se passait à jeter bas, à force de bras, les arbres qu'ils débitaient pour les porter à la bourgade voisine. Et les semaines passaient, et les mois et les années.
Un jour que le bucheron s'était éloigné de son compagnon de misère, n'entendant plus le son de sa hache sur les troncs d'arbres, il revint vers l'endroit où il l'avait laissé.
Muet en l'obscurité de ses pensées, le jeune homme paraissait abimé dans une contemplation qui le ravissait. Il s'était avancé jusqu'au bord d'un plateau dominant les crêtes voisines, et de là, debout, il regardait avec une sorte d'extase l'horizon qui se déployait à ses yeux, étalant à ses regards, sous un soleil d'été, une vaste étendue d'espace. Les contreforts de la montagne s'abaissaient progressivement, ouvrant entre leurs cimes des vallées encaissées dont le fond était sillonné par des ruisseaux brillants comme des lames d'argent par un ciel clair; plus loin, d'immenses plaines découvraient, à perte de vue, la fécondité de leurs moissons jaunissantes, striées par de grandes taches encore verdâtres; et bien loin, bien loin, dans une brume bleuatre, on distinguait des bourgs aux murailles grises ou des châteaux au donjon élevé, ou des hameaux aux habitations crépies de blanc.
– Allons, camarade, dit le bùcheron, au travail ! »
L'autre le regarda, faisant effort pour rappeler son intelligence envolée, puis, courbant la tête :
« Paris! bégaya-t-il dans une vague intuition de souvenir. Et, tristement, il reprit la cognée et revint à son labeur où le laissa le bûcheron.
Plusieurs fois, la même scène se renouvela. Un soir, son hôte, en venant le chercher pour le ramener au logis, ne trouva que sa hache à l'endroit où il l'avait quitté. Il l'appela dans les environs: l'écho seul répondit à sa voix, et, tristement, l'homme revint à son toit, songeant :
– Il est parti... mais que va-t-il devenir, le pauvre fou? »
En effet, l'insensé était parti, abandonnant son abri de chaque jour et le pain que partageait avec lui son hôte de plusieurs années; il était parti, sollicité par une volonté supérieure qui l'entraînait vers Paris, sans même qu'il se rendit compte, dans la nuit profonde de son cerveau, du motif qui le poussait en avant.
Durant de longs jours il marcha, couchant dans les bois, au risque de se faire dévorer par les loups, vivant des fruits des arbres ou, quand il passait par les cités et les hameaux, du pain dur de la charité. Plus d'une fois ces ressources lui manquèrent; alors, sans sentir la faim qui lui mordait le ventre et tordait ses entrailles, il allait droit devant lui, jusqu'à épuisement total; alors, il se laissait tomber au bord du chemin, et seul le passage de quelque laboureur le sauvait de la mort.
Quand on l'interrogeait sur son nom, c'est avec étonnement qu'il regardait les gens; son nom? est-ce qu'il se le rappelait? Et alors ses interlocuteurs, surpris, se signaient et s'écartaient de sa route dans une crainte superstitieuse de l'homme que la folie avait fait sien.
Une seule pensée vivait en son cerveau atrophié : il l'exprimait d'un seul mot: Paris!... On lui montrait de la main la direction, là-bas, bien loin, au-delà des fleuves qui roulent leurs eaux, au-delà des collines qui élèvent leur croupe; et lui, repartait, marchant toujours, poussé en avant par une force irrésistible.
Un jour, enfin, quelques heures après le lever du soleil, il arriva au sommet d'une hauteur. A ses pieds se déployait un magnifique panorama. Une succession de coteaux chargés de vignes, de blé ou de bouquets d'arbres, allait, s'abaissant vers un fleuve dont les sinuosités multiples formaient des boucles enserrant entre leurs anneaux des plaines débordantes de richesse et de fécondité. Sur le fleuve, une ville était assise, formant demi-cercle vers chaque rive, étreignant dans son enceinte une grande ile où se voyaient des toits de palais. De toutes parts des clochers de pierre se dressaient vers le ciel entourés par des maisons basses, comme, dans les champs, le bélier de ses brebis. Au-delà, des monts encerclaient l'horizon, détachant sur le ciel bleu leurs moulins à vent dont les ailes viraient.
« Paris!... Paris!... s'écria le voyageur dans une subite extase. » Et, oubliant toute fatigue, il précipita son pas.
Franchissant le fossé sur un léger pont de pierre, il passa sous la voûte de la porte défendue par une bastille, et pénétra dans la cité; il suivit les rues étroites au hasard de sa course, et arriva à un pont dont chaque côté était garni de logettes; il le franchit, puis marcha vers un vaste bâtiment aux angles garnis de tours; il allait passer outre, lorsqu'un nouveau pont, semblable au premier, s'offrit à sa vue. Allait-il donc sortir de la ville? Non... Alors, qu'était-il venu y faire?
Sous l'oppression de cette question dont il cherchait en vain le pourquoi, l'insensé se laissa tomber près d'une porte, et, prenant son front dans ses deux mains, pétrissant son cerveau pour en faire jaillir la réponse qu'il attendait dans la douleur de son impuissance, il s'abîma dans une intense méditation, comprenant, au milieu des ténèbres de son esprit, qu'une pensée supérieure l'avait guidé jusqu'ici, qu'il ne pouvait définir, et que la force qui l'avait jusqu'alors poussé en avant venait de lui faire défaut.
Donc, il appliquait toute son énergie à songer, à comprendre, se demandant d'où il venait, pourquoi ses pieds étaient las, où il allait désormais diriger sa course... Et son cerveau violenté demeurait muet; et sa mémoire perdue refusait de venir à son secours; et il restait plongé dans un abime moral où se perdait sa propre pensée...
Tout à coup un coup de cloche, éclatant dans les airs juste en face du lieu où la fatigue l'avait jeté, lui fit lever la tête... Quel rêve!
Vis-à-vis de lui se dressait une merveille d'architecture religieuse, un délicat chef-d'œuvre de pierre, une chapelle idéale, découpant sur le ciel la dentelure de ses clochetons, élevant dans les airs une flèche d'une incomparable légèreté, ouvrant à l'espace ses fenêtres artistement ciselées que garnissaient des verrières d'une incomparable beauté, enchassées dans des cadres de plomb. Dans cet ouvrage divin, la pierre était travaillée comme jamais elle ne l'avait été, se déployant ici comme un frêle réseau de dentelle, se croisant là en entrelacs d'une ciselure parfaite, se déployant plus loin en colonnes d'une hardiesse superbe... Quelle apparition! Mais cette apparition, il l'avait vue, déjà... où donc?... où donc? Ce rêve, il l'avait réalisé... mais quand ?... Dans quelle circonstance? A quelle époque de sa vie?
Et le pauvre fou se torturait le crane pour savoir, pour comprendre, pour deviner... Toutes ces sculptures, cependant, il les avait vues déjà ! Ce porche, il l'avait contemple ailleurs! Cette rose, ce pignon, ces tourelles, il les connaissait, pourtant!... Oh! qui lui donnerait la solution de ce mystère ?...
Subitement, sous l'énergique effort de sa volonté voulant reprendre possession d'elle-même, un éclair de raison illumina les ténèbres de son cerveau: il poussa un grand cri, s'élança vers l'entrée de la chapelle... mais la révélation était trop forte pour la faiblesse de son intelligence : il tomba sur les degrés du temple, où il s'évanouit, criant:
« Ceci est à moi! »
L'artiste venait de reconnaître le rêve de son génie, réalisé là, devant ses yeux.
Quand il revint à lui, il s'éveilla dans une salle tendue de tapisseries flamandes ; il était étendu dans un lit à courtines, et près de lui veillait un homme à visage austère, vêtu d'une robe monastique.
– « Où suis-je ? demanda-t-il comme sortant d'un songe.
— Paix, mon fils, lui dit l'homme qui le veillait; vous avez été trouvé évanoui sur mon seuil et je vous ai recueilli. Je suis l'abbé de la Sainte-Chapelle du Palais... >
Le malade se redressa.
«La Sainte-Chapelle? s'écria-t-il d'une voix rauque, mais c'est mon œuvre, n'est-ce pas ? C'est moi qui l'ai édifiée !... Mais quand?... Comment? Je ne me rappelle plus... De grâce aidez à mon souvenir...
Vous avez la fièvre, mon fils, calmez-vous. La construction de ce monument a été terminée il y a plusieurs mois, après un travail de cinq années entières, et j'ai connu le maître tailleur de pierre qui a présidé à sa construction...
Non! cela n'est pas ! cela ne peut pas être, vous dis-je! Cette église, c'est moi qui l'ai rêvée, c'est moi qui l'ai créée, c'est moi qui l'ai tirée du néant... Tenez! je dois avoir les plans sur moi... »
Le jeune homme se fouilla fébrilement, puis, avec une surprise douloureuse:
« Non... rien ! balbutia-t-il. Mais enfin, que s'est-il donc passé ? Je ne sais, moi, je ne me souviens plus... cela est impossible... Aidez-moi !... » Le prêtre le regardait, méditant, se rappelant les aveux de Pierre de Montereau.
– Racontez-moi votre histoire, fit-il enfin avec bonté. »
L'autre commença le récit de sa vie. Il dit ses premiers essais, ses espérances de jeunesse ; comment il était devenu tailleur de pierre; comment il avait appris l'appel fait par le roi de France à tous les maîtres de la chrétienté.
« Oui, poursuivit-il, je n'ai pas douté de moi. J'ai fait jaillir de mon cerveau une merveille architecturale; je l'ai méditée, corrigée jusqu'à la perfection d'elle-même ; je l'ai tracée sur parchemin jusque dans ses plus infimes détails... Enfin, il y a quelques jours, je me suis mis en route pour présenter mon œuvre au concours. Hier, je franchissais les montagnes, lorsqu'une tempète m'a fait réfugier chez un bûcheron dans le logis duquel, déjà, un autre hôte, un marchand, avait trouvé abri. Je m'y suis endormi cette nuit... Comment se fait-il que je me réveille ici, en face de mon œuvre réalisée ?... Dites!... n'y a-t-il pas du maléfice dans tout ceci ? »
Il attendit anxieux la réponse du prêtre.
Longuement, celui-ci le regarda. Enfin, lui prenant la main :
– Mon fils, lui dit-il, il n'y a pas un jour que vous vous êtes arrêté chez ce bûcheron pour y passer la nuit, il y a des années. Votre œuvre a été réalisée sans vous...
– On me l'a volée!... Le nom du larron, que je lui arrache avec la vie l'aveu de son crime !
– Moi seul sais comment il s'appelle. On ne l'a connu ici que sous le nom de Pierre de Montereau.
– Où le retrouverai-je ?...
– Nulle part ici-bas. Ministre du ciel, j'ai entendu l'aveu qu'il m'a fait; représentant de Dieu sur terre, je l'ai absous à la condition que, mourant au monde, laissant son nom pour jamais ignoré, il passerait le reste de ses jours enseveli dans un cloître, à pleurer son crime, à fléchir la colère d'En-Haut... »
Le jeune homme interrompit le prêtre avec violence.
– Mais moi, s'écria-t-il, moi, enfin ! moi qui ai créé cette œuvre, qui en ai fait une partie de moi-même, moi qui n'ai ni crime à pleurer, ni nom à cacher, dois-je donc être à jamais la victime de cette machination?
– Vous devez vous incliner devant les décrets du Ciel. Le Ciel a pardonné au coupable: qui donc êtes-vous, créature qui prétendez réformer les jugements de votre Créateur.
– Ainsi donc, à tout jamais les hommes ignoreront que c'est moi, humble maitre tailleur de pierre, qui suis l'auteur de cette merveille choisie entre toutes?
– Les hommes l'ignoreront toujours, oui, car vous ne devez plus poursuivre ni vengeance ni gloire... Mais Dieu se souviendra que vous fùtes le principal ouvrier de cet hommage rendu à sa divinité de cet hommage admiré de tous, mais dont votre soif de vaine renommée et d'inutile vengeance anéantirait à ses yeux tout le prix... Oubliez à cette condition seule, Dieu se souviendra!
Le jeune homme courba la tête devant cette parole: il pleura.
Le soir même, il sortait de Paris, regagnant son pays, le cœur gros de douleurs humaines, mais l'àme pleine d'espérance et de foi dans une vie supérieure où le secret de son être resplendirait à la face des séraphins.
Qui donc était Pierre de Montereau? Qui donc était le mystérieux auteur de ce miracle de pierre qui, sous le nom de La Sainte-Chapelle du Palais, a excité l'admiration successive des générations de six siècles? Quelle voix autorisée nous l'apprendra jamais ?