La légende de la maitresse du seigneur de Kerham [Tréguier, Camlez (Côtes-d'Armor)]

Publié le 25 décembre 2023 Thématiques: Adultère , Baptème , Château , Confession , Ecureuil , Eglise , Enterrement , Infanticide , Mort , Noblesse , Non baptisé , Nuit , Transformation en animal ,

Château de Kerham
Château de Kerham. Source Barraud, Charlotte, (c) Région Bretagne, Ministère de la Culture
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Source: Le Braz, Anatole / La légende de la mort en Basse-Bretagne: croyances, traditions et usages des Bretons armoricains (1893) (5 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: Cathédrale de Tréguier / Tréguier / Côtes-d'Armor / France
Lieu: Château de Kerham / Camlez / Côtes-d'Armor / France

Yvona Coskêr était entrée vers l'âge de dix-huit ans au service du seigneur de Kerham. C'était une fille jolie. La beauté, hélas! est souvent un don funeste. Le seigneur de Kerham, un jour, ayant trouvé Yvona, seule à la cuisine, s'approcha d'elle et lui dit :
– La comtesse, ma femme, est déjà sur le retour. Si tu consens à devenir ma douce maîtresse, Yvonaïk, je te donnerai à ma mort la moitié de mes biens.

La malheureuse se laissa tenter. Elle devint la maîtresse du seigneur de Kerham.
Elle eut de lui cinq enfants bâtards.
Sur l'ordre du seigneur, elle les étouffait à mesure, et lui-même allait les planter (enterrement en terre non bénite) dans un petit bois, non loin du manoir.

Elle se trouva enceinte pour la sixième fois. Sa grossesse fut pénible. Une nuit qu'elle était au lit et ne pouvait fermer l'œil, elle se dressa tout à coup sur son séant, épouvantée.
L'enfant qu'elle portait s'était mis à parler dans son sein.
Il disait :
– Ma pauvre petite mère, je sais que tu me tueras comme tu as tué mes cinq frères. Du moins, ne me fais pas mourir comme eux sans baptême. Sinon, ma pauvre petite mère, tu seras damnée, damnée pour l'éternité.

Depuis lors jusqu'au moment de sa délivrance, Yvona Coskêr entendit la voix de l'enfant répéter, chaque nuit, le même propos.

Quand elle eût accouché, clandestinement comme toujours, son premier soin fut de baptiser elle-même la chère créature. Puis, au lieu de l'étrangler, comme elle avait fait pour les autres, elle voulut lui donner à téter. Mais l'enfant se refusa à prendre le sein. Hélas! mon lait est maudit, pensa-t-elle.
Et elle se mit à sangloter amèrement.

Le seigneur arriva sur ces entrefaites.
— Comment! s'écria-t-il, rouge de colère, vous n'avez pas encore étranglé cet avorton!
Il arracha l'enfant des bras de la mère, lui tordit le cou, et l'emporta au petit bois, où il l'enfouit au pied du sixième arbre.
Yvona Coskêr cependant ne faisait plus que gémir. Elle s'était prise en horreur. Elle souhaitait d'être morte.

Dès qu'elle put se lever, elle alla trouver la châtelaine de Kerham et s'agenouilla devant elle pour implorer son pardon. La bonne dame, qui était une sainte, lui dit :
– Ce n'est pas à moi qu'il faut demander pardon, ma pauvre fille, mais bien à Dieu et aux cinq enfants que vous avez privés de baptême. Je vais vous donner un sage conseil. Allez de ce pas trouver le recteur de Tréguier. Confessez-vous à lui. Il vous dira ce que vous aurez à faire.

Yvona se mit en route pour Tréguier.

Le recteur, après l'avoir entendue en confession, secoua tristement la tête et dit :
Je ne puis vous donner l'absolution, Yvona. Il faudra que vous alliez de paroisse en paroisse et de confessionnal en confessionnal, jusqu'à ce que vous ayez passé entre les mains de quatorze prêtres. Le quatorzième seulement aura pouvoir de vous absoudre.

Yvona Coskêr fit ce qui lui était recommandé. Elle marcha tant et tant que ses souliers s'usèrent. Elle tomba, plutôt qu'elle ne s'agenouilla, aux pieds du quatorzième prêtre.

C'était un tout jeune abbé, frais émoulu du séminaire, et qui avait une figure de fille, pleine de douceur.
Quand elle eut fini de se confesser, il la releva et lui dit :
– Allez en paix, pauvre femme, et accomplissez de point en point mes instructions.
Votre pénitence vous coûtera cher, mais vous serez sauvée, si vous avez le courage de la subir jusqu'au bout.
Donc, vous vous rendrez au petit bois où le seigneur de Kerham a planté vos enfants. Vous vous y rendrez avant l'heure de minuit et vous attendrez. Quoi qu'il vous puisse arriver, demeurez confiante en la miséricorde de Dieu. Vous aurez d'ailleurs un auxiliaire puissant qui vous aidera à surmonter cette terrible épreuve.
Quel serait cet auxiliaire, le jeune prêtre ne le dit pas.
En quoi consisterait la terrible épreuve, il ne le dit pas davantage.

Yvona Coskêr se sentit néanmoins le cœur soulagé. Malgré ses jambes enflées, ses pieds meurtris et saignants, elle se remit vaillamment en route, pour gagner Kerham et le petit bois, près du manoir. Elle y parvint, à la tombée de la nuit. Elle se prosterna dans l'herbe humide, sous les grands arbres. Son âme était tout angoissée de songer que les six pauvres créatures étaient enfouies là, et, au souvenir de ses crimes, ses larmes se mirent à couler dru.

Cependant les douze coups de minuit sonnèrent à la chapelle du manoir.
Yvona leva la tête. Au-dessus d'elle, dans les branches, elle venait d'entendre un léger bruit. Comme elle se demandait ce que ce pouvait être, elle vit une bande d'écureuils dégringoler le long des troncs. Et tous fondirent sur elle; ils la renversèrent sur le sol, et commencèrent à lui labourer le sein avec leurs dents, avec leurs griffes, en criant:
– Ah! nous la tenons enfin, la mauvaise mère! la mauvaise mère !

Elle comprit alors que ces écureuils étaient les enfants qu'elle avait fait mourir si cruellement.
Elle murmura:
– Que la volonté de Dieu soit faite!

Et elle se laissa déchirer le corps, sans un mouvement, sans une plainte.
Toutefois, ayant remarqué, au bout d'un moment, que les écureuils n'étaient qu'au nombre de cinq, elle demanda :
— Vous devriez être six, mes chers enfants. Où donc est resté le sixième?

Les écureuils ne répondirent pas, mais se mirent à la dévorer plus furieusement. Elle se cramponnait aux herbes et aux touffes de genêts, tant la douleur était atroce. A la fin, les écureuils, à force de fouiller sa chair, arrivèrent jusqu'à son cœur. L'un d'eux y mordit avec une telle rage que le sang jaillit puis retomba comme une pluie rouge. Pour le coup, Yvona Coskêr exhala un long gémissement.
– Ma Doué! ma Doué! (Mon Dieu! mon Dieu!), cria-t-elle.

Elle allait s'évanouir.
Mais, soudain, ses yeux, à demi clos déjà, virent s'approcher une grande lumière. Et cette lumière enveloppait un enfant beau comme le jour. Il souriait doucement, d'un sourire céleste.

– Courage! courage, petite mère chérie! dit-il. Je suis l'enfant que tu as baptisé de tes propres mains. Grâce au baptême, j'ai pu aller en paradis. J'ai intercédé pour toi auprès de Dieu. Il m'a promis que tu serais sauvée. Mais il est nécessaire auparavant que mes cinq petits frères morts sans baptême aient fait jaillir de ton cœur autant de gouttes de sang qu'il eût fallu de gouttes d'eau pour les baptiser. C'est pourquoi ils t'ont mise en cet état. Ne faiblis point, petite mère chérie! Ta peine touche à sa fin.

Ces paroles se répandirent comme un baume sur la souffrance aiguë d'Yvona.

Elle garda les yeux fixés sur la consolante apparition jusqu'à ce que son sang eût fini de couler. Bientôt, dans la lumière surnaturelle qui grandissait à mesure, elle vit la forme d'un deuxième enfant, puis celle d'un troisième. Enfin, elle en put compter six, et alors elle mourut.

Le lendemain, des gens du manoir passant dans le petit bois, y trouvèrent le cadavre déchiqueté d'Yvona Coskêr.

La châtelaine ordonna que son ancienne servante fût inhumée en terre bénite. Toutefois, comme elle n'était pas très rassurée sur son sort dans l'autre monde, elle fit célébrer une messe de trentaine pour savoir si Yvona était sauvée.

Ce fut le jeune prêtre qui la célébra.
Il avait prévenu la châtelaine :
– Remarquez bien ce qui se passera au moment de l'offertoire.
Or, voici ce qu'elle vit.

Une colombe blanche, aux ailes tachetées de sang, planait au-dessus de l'officiant.
La dame de Kerham ne douta plus du salut d'Yvona Coskêr.

(Conté par Jeanne-Marie Bénard. Port-Blanc.)


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