La porte ouverte de Lescadou [Penvénan (Côtes-d'Armor)]

Publié le 15 juillet 2024 Thématiques: Animal , Bougie , Chien , Diable , Diable victorieux , Mort , Nuit , Veillée funèbre ,

La ferme de Lescadou
La ferme de Lescadou. Source Google Street Map
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Source: Le Braz, Anatole / La légende de la mort en Basse-Bretagne: croyances, traditions et usages des Bretons armoricains (1893) (3 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: Lescadou / Penvénan / Côtes-d'Armor / France

Ceci se passait à Lescadou, dans le vieux manoir de ce nom, sur les confins de Penvénan et de Plouguiel.

On y veillait le maître de maison, un certain Le Grand, mort dans la journée. La veillée comprenait d'abord les domestiques, hommes et femmes, puis quelques voisins et voisines qui étaient venus s'offrir, selon l'usage.

L'agonie de Le Grand avait été accompagnée de singulières choses. Pendant qu'il mourait, la chienne s'était mise à se démener dans sa niche, en poussant d'effroyables hurlements. Quand on alla à elle, pour l'apaiser, on la trouva en proie aux flammes, la chair à demi rôtie, et puant une odeur d'enfer.

Elle expira comme son maître rendait le dernier soupir. On vit en cela une étrange coïncidence.

A peine l'homme et l'animal furent-ils trépassés qu'il s'éleva un orage extraordinaire. Un mulon de paille qui était dans la cour fut transporté par la violence de la bourrasque à près de deux cents mètres plus loin, dans une prairie. Un vieil if se fendit de la cime aux racines.

Les gens qui veillaient devisèrent entre eux, longuement, de toutes ces choses.

On savait trop bien que Le Grand n'avait pas vécu exempt de reproche. Il avait toujours eu la réputation d'être dur pour les siens, impitoyable envers le pauvre monde.

Tout à coup, veilleurs et veilleuses se turent.

La porte venait de s'ouvrir, toute grande. On s'attendait à voir paraître quelqu'un... Mais il n'entra que du vent.

Va vite fermer cette porte! dit une femme à l'un des domestiques.

L'homme se leva, ferma l'huis, et revint prendre sa place au foyer. Mais il ne s'était pas rassis sur son escabelle, que la porte était de nouveau toute grande ouverte.

Quel maladroit! s'écria-t-on. On voit bien qu'il n'a jamais été à Paris. (Je ne sais si ce dicton a cours ailleurs qu'en Bretagne. Au dire des Bretons, il faut aller à Paris pour apprendre à fermer les portes derrière soi.)

– Je vous jure que je l'avais fermée, dit l'homme. Et il alla la fermer encore, en ayant soin, cette fois, de la pousser avec force, pour la bien assujettir dans son cadre.

– Là! maintenant, si elle se rouvre, vous ne direz pas que c'est ma faute, grogna-t-il, en regagnant l'âtre. Ou tu n'es qu'une ganache, ou cette porte est ensorcelée! fit un autre domestique; vois, elle est plus ouverte que jamais.

– Va donc la fermer à ton tour. Pour moi, j'y renonce.

– Oh! j'en viendrai à bout, quand le diable y serait! Cet autre domestique était un gars solidement râblé, avec des bras de lutteur. Il empoigna le battant, le fit rouler sur ses gonds, furieusement, et s'y arc-bouta des deux épaules.

–Je parie, dit-il, que tous les vents du monde ne l'entre-bailleront plus!

Il n'avait pas fini de parler, que la porte lui frappait dans le dos et l'envoyait s'aplatir sur le sol, à deux pas. Il se ramassa, tout meurtri, jurant et sacrant :
– Mille malédictions rouges! Qui est-ce qui se permet d'ouvrir cette porte?

On entendit un long ricanement, et une voix qui disait:
– Ne te vantais-tu pas de la fermer, quand le diable y serait?

L'homme fut effrayé, mais il voulut faire le brave:
– Je demande qui est celui qui se permet d'ouvrir cette porte, répéta-t-il.

– Moi! répondit la voix, d'un ton si sec, si dur, si courroucé, que l'homme n'insista plus, et pour cause. Il lui semblait qu'une haleine de feu lui léchait la figure. Son épouvante était d'autant plus forte qu'il ne voyait personne.

Il vint, tout pâle, se perdre dans le groupe des veilleurs et des veilleuses, qui, eux aussi, tremblaient la fièvre froide, la fièvre de la peur.

L'horloge de la maison tinta lentement l'heure de minuit.

Et, quand le douzième coup eut sonné, les chandelles qui brûlaient auprès du lit du mort s'éteignirent comme d'elles-mêmes.

Il ne se trouva pas un dans l'assistance pour oser les rallumer; en sorte que le cadavre demeura dans une obscurité profonde. On entendait par instants claquer les draps au vent de la porte ouverte, comme si c'eussent été les toiles d'une lessive étendue en plein air sur l'herbe des prés,

De minuit jusqu'à l'aube, les gens qui veillaient n'échangèrent pas une parole. Et plus une prière ne fut récitée. On se tenait rencognés les uns contre les autres, éclairés seulement par la braise du foyer et par la fumeuse lueur du lutic, de la chandelle de résine. On tâchait, avec les mains, de se boucher les oreilles. et les yeux, et l'on attendait le jour avec impatience.

(Conté par Jeanne-Marie Corre, couturière. Penvénan, 1888.)


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