Vous n'êtes pas sans connaître le manoir de Kerbeulven. C'est une des plus anciennes et aussi une des plus belles demeures de la paroisse de Penvénan. Les évêques de Tréguier en firent jadis leur résidence de campagne, au temps où il y avait encore des évêques à Tréguier. Avant que ce manoir ne devînt propriété épiscopale, il appartenait à un prêtre libre, qui était en grande vénération dans la contrée et qu'on appelait Dom Iann. C'était le dernier descendant d'une vieille famille noble dont le nom devait s'éteindre avec lui. Il vivait là, en gentilhomme campagnard, et en saint. Il faisait cultiver ses terres par de pauvres gens qu'il empêchait ainsi de mourir de faim et à qui il abandonnait presque tous les produits du domaine. Quant à lui, il passait ses journées en oraison dans la chapelle du manoir, qui sert aujourd'hui de lieu de débarras.
Un pauvre homme vint, un jour, l'y trouver, pour lui demander d'être le parrain de son fils.
– Volontiers! répondit le saint personnage, et il donna à l'enfant, sur les fonts baptismaux, son prénom de Iann ou de Jean. Puis il fit porter chez l'accouchée le meilleur vin de sa cave, auquel, pour son compte, il ne touchait jamais. Au repas de baptême, il récita le bénédicité puis s'en alla, en disant :
– L'enfant dont nous célébrons la venue verra des choses qui n'ont pas encore été découvertes à des yeux de chrétien.
Cet enfant grandit.
Lorsque le moment de sa première communion fut proche, le prêtre le prit avec lui à Kerbeulven, pour l'instruire. Il lui apprit à répondre et à servir la messe, et ne voulut plus d'autre acolyte. Le garçonnet s'attacha à son parrain, de tout cœur. Tous les matins et tous les soirs, il se rendait à Kerbeulven, assistant Dom lann dans tous ses exercices de dévotion comme dans toutes ses bonnes œuvres.
On prétend que les saints ne vivent jamais vieux. Ils sont pressés de s'en retourner vers le Seigneur, et le Seigneur a hâte de les avoir près de lui. Toujours est-il que dans le cours de sa cinquantième année, Dom Iann tomba malade. Il dut s'aliter. Seulement, comme on était dans la belle saison, il continua quelque temps de se lever l'après-midi, pour aller prier à la chapelle. Durant le trajet, il s'appuyait sur l'épaule de son filleul, Iannik. Sa prière dite, il se faisait conduire dans l'avenue. Il y avait là des arbres centenaires, parmi lesquels un châtaignier haut de quatre-vingts pieds. Le prêtre aimait à s'asseoir à son ombre, la figure tournée du côté de la mer qu'on voyait bleuir au loin entre Buguélès et le Port-Blanc. Il y demeurait jusqu'aux premières fraîcheurs du soir, conversant avec Dieu, et feuilletant sa conscience, comme un livre, pour voir si tous les comptes y étaient en ordre.
Son filleul s'accroupissait par terre, à ses pieds, partagé entre deux désirs contraires, celui de conserver son parrain en ce monde et celui de le voir jouir des félicités que promet l'autre à ses élus.
Une après-midi, comme ils étaient ainsi tous deux assis sous le châtaignier, Dom Iann dit à Iannik:
– Que penses-tu de moi, mon enfant?
– Je pense que vous êtes le plus saint homme qu'il y ait eu dans la chrétienté depuis les apôtres.
– J'ai cependant commis le plus grand péché qu'un homme puisse commettre, mon enfant.
– Ce n'est pas possible, mon parrain.
– Cela est, te dis-je. Le jour où je fus ordonné prêtre, je promis d'aller en pèlerinage à Rome. Or, voici que je touche à ma fin, et je n'aurai pas accompli mon voeu. Ce que je n'ai pas fait de mon vivant, je serai tenu de le faire après ma mort. Mon salut éternel sera retardé d'autant. C'est une chose qui attriste mes derniers jours.
– Ne pourrais-je adoucir votre tristesse, mon parrain?
– Tu le pourrais, si tu as la foi solide.
– J'ai la foi que vous m'avez donnée. Elle est aussi solide que les calvaires de pierre qui sont à nos carrefours, et ceux-là il n'y a que le tonnerre de Dieu qui les puisse abattre.
— Tu irais donc à Rome, à ma place?
— J'irai à Rome, j'irai même en enfer sans crainte, pourvu que vous m'indiquiez le chemin.
Dom Iann mit la main sur la tête de son filleul.
– Tu as un vrai cœur de Breton, Iannik. J'aurai recours à ton dévouement. Mais il faudra que j'éprouve au préalable si tu m'aimes aussi sincèrement que tu le dis. Je ne reviendrai plus avec toi sur ce chapitre. Ne parle à personne de notre conversation, mais tâche de ne la point oublier.
A quelque temps de là, le saint prêtre mourut. Je ne vous parlerai pas de tous les signes qui annoncèrent ou qui accompagnèrent sa mort. On l'enterra dans la chapelle où il avait coutume d'officier. On couvrit sa tombe d'une pierre où furent inscrits son nom et ses vertus. Les gens qui le servaient, une gouvernante et un domestique, s'en allèrent vivre ailleurs de la rente qu'il leur avait faite. La maison fut abandonnée, le domaine resta en friche. Quant à Iannik, son parrain semblait avoir fait exprès de l'oublier dans son testament. De quoi les parents du garçonnet eurent grand dépit. Mais quant à lui, son affection et sa reconnaissance pour Dom lann n'en furent point altérées. Il demeura aussi fidèle au mort qu'il l'avait été au vivant. Tous les jours que Dieu fit, il alla religieusement s'agenouiller sur sa tombe.
Or, à chaque fois qu'il s'y agenouillait, la pierre sépulcrale se fendait par la moitié, ainsi que cela se produisit autrefois pour Lazare, lorsque le Christ lui enjoignit de se lever.
– Peut-être que mon parrain va se lever aussi, pensait l'enfant.
Et il attendait, avec une espérance mêlée d'épouvante.
Un matin, il remarqua que la fente était beaucoup plus large que d'habitude et plus profonde. La terre même de la fosse était crevassée.
Jannik se dit :
– Ce sera pour aujourd'hui.
Et, en effet, comme il gagnait l'avenue pour retourner chez ses parents, il aperçut son parrain assis à sa place de prédilection, à l'ombre du grand châtaignier. Il était revêtu des beaux ornements sacerdotaux dont on l'avait revêtu au moment de sa mort, avant de le mettre au cercueil. Ses mains étaient croisées sur ses genoux; ses yeux étaient ouverts et pleins de lumière.
Iannik s'approcha, en marchant sur la pointe du pied. Le prêtre le regardait venir, et ses yeux brillaient à mesure d'un plus vif éclat. Quant il fut tout près, il lui dit, avec douceur :
– Iannik, mon filleul, maintenant je ne doute plus de la fidélité. Tu as vraiment la foi solide. Mais es-tu toujours disposé à faire pour moi le pèlerinage de Rome?
– Toujours! mon parrain.
– Eh bien, va ce soir à confesse, car il faut que tu sois en état de grâce, et demain matin tu te mettras en route.
– Mais le chemin, mon parrain?
– Tu n'auras qu'à suivre la gaule blanche que voici. Elle a été coupée naguère à la croix du Rédempteur, alors que cette croix était encore un arbre qui portait branches, dans la forêt de Jérusalem. Tu la tiendras dans ta main droite. Prends garde de la perdre, tu te perdrais toi-même. Tant que tu l'auras en ta possession, elle te servira de guide et de talisman. Quoi que tu voies, ne t'épouvante de rien. Elle te protégera contre tous les maléfices. Note soigneusement en ton esprit tous les détails de ton voyage, afin que tu puisses, au retour, m'en rendre un compte exact. C'est pour moi que tu fais ce pèlerinage. Il faut que je sois aussi bien renseigné que si je l'avais fait moi-même.
– Je vous comprends, mon parrain, répondit Iannik; je vous obéirai de point en point scrupuleusement.
Le prêtre prit congé du garçonnet, en lui souhaitant bon voyage.
Le soir, Iannik alla à confesse, et le lendemain matin, sans rien dire à ses parents, il se mit en route, tenant dans sa main droite la gaule blanche. Le soleil commençait à éclairer le ciel, quand il franchit le seuil de sa maison. Mais dès qu'il eut fait dehors les premiers pas, il ne fut pas peu surpris de se retrouver plongé dans la nuit. Cette nuit ne ressemblait pas à celle que nous connaissons. Ce n'était ni une nuit sombre, avec des nuages, ni une nuit claire, avec des étoiles. C'était plutôt une absence de lumière qu'une véritable nuit. On y voyait toutes choses, mais étrangement, comme dans un rêve.
La première chose que vit Iannik fut un ravin encombré de ronces, d'ajoncs et d'arbustes de toute sorte hérissés de piquants. Il y marcha tout droit. Aussitôt, devant lui, ou plutôt devant la baguette, un chemin s'ouvrit dans l'inextricable fourré. Il s'y engagea hardiment. A mesure qu'il s'enfonçait plus avant, le chemin se refermait par derrière, en sorte, que Iannik était comme noyé dans une mer d'épines, d'épines aiguës et tranchantes comme des poignards.
Il en sortit sans une égratignure.
Il arriva sur une espèce de plateau découvert. Et soudain surgirent de ce plateau deux montagnes gigantesques. Elles étaient si bautes, si hautes, que leurs cimes se perdaient dans le ciel. Elles se dressaient chacune à une extrémité de l'horizon. Celle de gauche était noire, celle de droite était blanche. Iannic les vit s'ébranler toutes deux et fondre l'une sur l'autre avec une impétuosité qui donnait le vertige. Elles se heurtèrent si violemment qu'elles volèrent en éclats, avec un fracas immense, et pendant quelques instants, l'air fut obscurci par une grêle de pierres, blanches et noires. On eût dit une nuée de corbeaux aux prises avec une nuée de colombes. C'était un spectacle épouvantable que cette bataille de deux montagnes. Iannik pensait qu'elles s'étaient réduites l'une l'autre en poussière, tant leur choc avait été terrible. Mais il les aperçut, dressées de nouveau à chaque bout de l'horizon, et qui reprenaient leur élan sauvage.
– Hâtons-nous de passer, se dit-il.
Et profitant de l'écart qui séparait encore les deux monstres de pierre, il passa.
Un sentier à pente rapide le conduisit jusqu'à une grève. Du bas de cette grève, comme d'un entonnoir profond, montait une buée rouge, une vapeur ensanglantée.
Iannik regarda, et vit que c'était une mer en fureur qui se dévorait elle-même. Les vagues se soulevaient en énormes paquets d'eau, puis couraient les unes contre les autres, avec des abois désespérés et des bonds effrayants de bêtes.
– Si ma baguette s'achemine par là, se dit Iannic, je suis assuré de n'en pas sortir vivant.
Ce fut pourtant par là que s'achemina la baguette. Mais la brume sanglante se déchira devant elle, et Iannic franchit encore ce mauvais pas, sans autre ennui que d'entendre hurler à son oreille les vagues, semblables à des chiennes enragées.
Sur l'autre bord de cette mer, il se trouva dans un pays maigre, pitoyablement maigre. Ce n'étaient que landes pierreuses, ravinées, plantées seulement de quelques touffes de joncs des marécages. Désolation et abomination. On ne pouvait rien imaginer de plus pauvre, ni de plus triste.
– Pour le coup, pensa Iannik, me voici arrivé de l'autre côté du « pays du pain ». N'importe! Allons toujours!
Il vit alors une trentaine de vaches qui paissaient au milieu de cette région stérile. Autant l'herbe qu'elles paissaient était rare et menue, autant elles étaient grasses, les flancs rebondis, le poil net et luisant. Leurs pis lourds, gonflés, traînaient presque jusqu'à terre. Elles avaient l'air enchanté de leur sort. Iannik était résolu à ne s'étonner de rien.
Il enjamba un muret de pierres sèches et se trouva dans une région nouvelle qui était tout le contraire de la précédente. C'était un pré si vaste que l'œil n'en pouvait mesurer l'étendue. Il y poussait une herbe haute, serrée, verdoyante à plaisir. Elle ne tentait cependant pas cinquante vaches qui étaient là et qui semblaient à demi mortes de faim, tant leur peau était flasque et ridée sur leurs os, tant leurs jambes vacillaient sous elles. Au lieu de paître, elles restaient, le mufle tendu par-dessus le muret de pierres sèches, à regarder avec des yeux furibonds, leurs compagnes qui se régalaient dans le pays maigre, tandis qu'elles, dans leur pays d'abondance, meuglaient la famine. Iannik passa outre.
Il arriva à une grande forêt, où il y avait des arbres de toutes essences, de toute taille et de toute dimension. Autour de chaque arbre voltigeaient des bandes d'oiseaux. Iannik observa qu'ils tournoyaient, tournoyaient sans fin, et jamais ne se perchaient sur aucune branche. Leur vol était silencieux et plein de mystère comme celui des oiseaux de nuit. Leur plumage était tantôt gris, tantôt noir.
Iannik continua d'avancer à travers la forêt.
Bientôt il vit accourir des bandes d'oiseaux blancs. Ceux-ci s'abattirent sur les hautes ramures des arbres et se mirent à chanter d'une voix si mélodieuse que Iannic se crut transporté dans les bois de Kerbeulven, par une jolie matinée de printemps.
– A la bonne heure! murmura-t-il, voilà qui vous met le cœur en joie!
Et il reprit sa route, avec une vaillance nouvelle. Il fit ainsi des lieues et des lieues.
Soudain se dressa devant lui un Ménez si grand qu'il barrait tout le ciel, comme une immense et sombre muraille. Le pied du mont était tapissé de mousse fine, plus douce que le velours. La brise répandait dans l'air une odeur suave, émanée on ne savait d'où. Iannic eut bien envie de s'allonger là, dans la mousse, pour respirer plus longtemps cette odeur. Comme si ce n'eût pas été assez de ce charme, des voix exquises se mirent à chanter. Il y en avait des cent mille et des cent mille, et elles chantaient bellement, mais sur un ton un peu triste. L'enfant serait volontiers demeuré des années, immobile, à les entendre. Il ne put que s'en délecter au passage. La baguette le tirait par la main. Il dut la suivre.
L'escalade du Ménez fut pénible et longue. Il fallait se raccrocher à des buissons, se cramponner à des roches.
Une fois au sommet, Iannik détourna la tête. Il vit derrière lui, sur la pente, une multitude d'enfants de son âge qui essayaient de grimper, comme il avait fait, en s’aidant des aspérités du sol. Mais ils roulaient en bas à mesure qu'ils s'efforçaient de monter. Les touffes d'herbes ou de genêts auxquelles ils se raccrochaient leur restaient dans les mains; les pierres où ils se cramponnaient les entraînaient dans leur chute.
Pauvres chers petits! pensa Iannik, j'aurais bien voulu leur porter secours, mais ils sont trop nombreux. D'ailleurs, la baguette ne lui en eût pas laissé le loisir. Elle le menait maintenant à une chapelle située sur la plus haute cime du mont, à peu près comme celle de Saint-Hervé sur la croupe du Ménez-Bré. La porte de la chapelle s'ouvrit. A l'autel, il y avait un prêtre vêtu d'une chasuble noire à grande croix d'argent, comme s'il célébrait l'Office des morts.
Dès que Iannik fut entré, le prêtre se tourna vers lui :
– Me répondrais-tu la messe, mon enfant ? demanda-t-il.
Il sembla à Iannik qu'il avait déjà entendu cette voix.
– Oui certainement, Monsieur!
Iannik n'eut pas plus tôt prononcé ce « oui » que la chapelle s'évanouit et que le prêtre disparut.
La gaule blanche de se remettre en marche, toujours suivie du garçonnet.
On arriva à un carrefour où aboutissaient trois routes. Mais elles étaient si rapprochées les unes des autres qu'elles paraissaient n'en faire qu'une seule. A l'endroit où elles s'amorçaient, deux hommes étaient armés de faux qu'ils tenaient croisées au-dessus du chemin.
– Tout à l'heure, se dit Iannik, je vais être pourfendu.
Pour franchir l'arche terrible formée par les faux, il baissa la tête et prit sa course tout d'une haleine, comme font les enfants au jeu de « Passez, passez, Gwennili! »
Il avait grand'peur, mais grâce à la vertu de sa baguette, il passa encore sans encombre.
A quelque distance de là, il vit à gauche de la route un château dont la façade était percée de plus de mille ouvertures. Toutes rougeoyaient d'une vive lumière. On eût dit qu'à l'intérieur brûlait un immense feu de forge. Les cheminées crachaient de gros flocons d'une fumée épaisse qui, au lieu de s'élever, retombait aussitôt à terre en une pluie de cendre. lannik vit d'étranges formes se mouvoir dans la clarté des fenêtres. Il entendit des cris stridents, des cris affreux. Une insupportable odeur de soufre le suffoquait à moitié. Il s'éloigna de ce lieu au plus vite.
Et le voilà de faire encore des lieues, tant et si bien qu'il arriva à un second château. Seulement, celui-ci était bien différent de l'autre. Imaginez une forêt de tourelles, et toutes aussi légères, aussi élancées que la tour de Bulat ou celle du Kreisker. Iannik n'avait jamais rien contemplé d'aussi beau. Des girouettes tournaient au-dessus des tourelles et faisaient entendre, non des grincements, mais une musique délicieuse. Au seuil de ce château, la baguette s'arrêta. Elle frappa trois coups à la porte, et la porte s'ouvrit.
Dès l'entrée, Iannik se trouva au pied d'un escalier magnifique. Il le gravit. Au haut de l'escalier, commençait un corridor qui semblait s'élargir à mesure qu'on y avançait, et qui était éclairé par des étoiles suspendues au plafond. Chacune de ces étoiles brillait comme un feu merveilleux. Le corridor se terminait par un vaste portique dans la baie duquel se balançait une lampe aussi éclatante qu'un soleil. Au delà, c'était une enfilade de chambres splendides. Iannik les traversa toutes, les yeux écarquillés au milieu d'une telle profusion de merveilles, mais notant néanmoins dans son esprit, avec un soin minutieux, tout ce qu'il voyait de droite et de gauche.
Dans la première chambre, des oiseaux chantaient. Dans la deuxième, il y avait quatre fauteuils, et sur les quatre fauteuils étaient posées quatre couronnes et quatre ceintures.
Dans la troisième, deux fauteuils seulement. Sur l'un d'eux, encore une ceinture et une couronne. Dans l'autre, était assis un prêtre dont il ne put distinguer les traits..
Après cette chambre, il y en avait d'autres, puis d'autres, indéfiniment, mais la petite gaule blanche ne mena pas Iannik plus loin. Le pèlerinage était sans doute accompli, et la baguette rebroussa chemin vers Kerbeulven.
Le retour se fit dans une nuit noire. Si Iannik avait lâché sa baguette, à ce moment-là, il n'aurait plus eu qu'à mourir de détresse, comme un aveugle abandonné dans un pays inconnu. Aussi la serrait-il bien fort dans sa main.
Combien de temps marcha-t-il ainsi dans les ténèbres, c'est ce qu'il n'aurait su dire.
Bientôt, il lui sembla que la nuit s'éclaircissait. Ce n'était pas encore le jour, certes, ni même le crépuscule du matin; c'était toujours un gris trouble, mais où ses yeux s'habituaient peu à peu à se reconnaître. A la forme des fossés, il jugea qu'il était sur la route de Kerbeulven et qu'il n'était plus à grande distance du manoir. Il ne tarda pas à pénétrer, en effet, dans l'avenue. Sous le châtaignier, il vit une lumière blanche, et dans cette lumière, son parrain lui apparut, à la place où il l'avait quitté pour entreprendre ce voyage.
– Eh bien, mon filleul, dit le prêtre, te voilà revenu sain et sauf, à ce qu'il me semble?
– Oui, ma foi! mon parrain.
– As-tu au moins retenu ce que tu as vu et peux-tu m'en donner le détail?
– Point par point, mon parrain.
– Commence donc. Je t'expliquerai chaque chose à mesure.
– D'abord, mon parrain, j'ai dù traverser un ravin qui n'était que ronces et épines.
– C'est le premier chemin du paradis, mon enfant.
– Ensuite, j'ai vu deux montagnes qui se battaient. Ce sont les gens mécontents de leur sort et jaloux du sort d'autrui. Ils se brisent en cherchant à briser.
– Après?
– Après, je suis arrivé devant une brume rouge qui était comme l'haleine sanglante des vagues d'une mer en courroux.
– Ces vagues, ce sont les gens mal mariés ou qui ont été unis contre leur gré. Ils se mordent sans cesse jusqu'à ce qu'ils se soient entre-tués. Après?
– Après, j'ai vu des vaches grasses qui trouvaient à festoyer là où il n'y avait rien à paître.
–Ce sont les gens qui prennent le temps comme il vient, mon enfant, et qui, au sein de la pire misère, se résignent, au lieu de se répandre en blasphèmes contre la providence de Dieu.
– Je suis alors arrivé dans un pré où des vaches efflanquées se mouraient de faim, ayant de l'herbe jusqu'au ventre.
– Ce sont les avares, mon enfant, qui voudraient amasser le monde dans une coque d'œuf. Ils ne se trouvent pas rassasiés, tant qu'il reste quelque chose qui n'est pas à eux.
– Je suis entré sous le couvert d'une grande forêt. Des oiseaux noirs ou gris tournoyaient au-dessus des arbres sans pouvoir se percher dans leurs branches.
– Ce sont ceux qui assistent à la messe avec leur corps, non avec leur âme. Ils prient des lèvres, mais leur pensée est ailleurs. Tout en marmottant: Hon tad, pehini zo en env, ils songent : « S'est-on souvenu de donner à manger au cochon »? « La servante a-t-elle mis le lard dans la soupe?» Leur esprit voltige sans cesse, et ne peut s'arrêter à la seule préoccupation qui importe: celle du salut.
– Quand j'ai été plus avant dans la forêt, j'ai rencontré des nuées d'oiseaux blancs. Ils se posaient dans les hautes branches et chantaient à ravir.
– Ce sont ceux qui, sans mériter le paradis, sont trop purs pour le purgatoire. Ils font entre ciel et terre une douce pénitence.
– Je suis parvenu au pied d'une montagne. Il y avait là du gazon plus agréable au toucher que le velours. Une brise a passé, semant une odeur suave. Puis des voix se sont mises à chanter bellement, mais tristement. Je n'ai jamais entendu chant plus frais et plus mélancolique.
– Ce gazon si moelleux, mon filleul, c'est la tendre. chair des enfants morts sans baptême. La bonne odeur est celle du baptême qui les attend au jour du jugement. Ils chantent bellement, parce que, de loin, les anges les instruisent à chanter, mais leur voix est triste du regret d'avoir perdu leurs mères sans avoir trouvé Dieu.
– Lorsque je suis parvenu au sommet de la montagne, j'ai vu, en me détournant, une foule de garçonnets de mon âge qui essayaient aussi, mais en vain, de l'escalader. Je vous avoue que cela m'a été un grand crève-cœur, mon parrain.
– Ce sont les petits garçons qui sont morts avant d'avoir fait leur première communion. Ils ne réussiront à gravir la montagne que lorsque Jésus-Christ frappera trois fois dans ses mains pour les appeler à lui.
– Sur le dos du Ménez, mon parrain, il y avait une chapelle. A l'autel se tenait un prêtre. Il m'a demandé de lui répondre sa messe. Mais à peine ai-je eu le temps de dire « oui » qu'il avait disparu.
– Ce prêtre, mon enfant, c'est moi. Tous ceux d'entre nous qui ont quelque faute à expier attendent, debout sur les marches de cet autel, que l'enfant de choeur qui leur répondait la messe de leur vivant consente à la leur répondre, quand ils sont morts.
– Je suis alors arrivé au carrefour de trois chemins qui semblaient tous prendre la même direction. J'ai eu bien peur de deux hommes qui en défendaient l'accès, avec des faux croisées en l'air.
– Ces trois chemins sont ceux du paradis, du purgatoire et de l'enfer. Les deux hommes qui les gardent sont deux diables. Ils essaient d'épouvanter les gens qui passent afin d'en faire leur proie.
– Ensuite, j'ai vu un château qui paraissait être en feu.
– C'est l'enfer, mon filleul.
– Puis, un second château, mais superbe, cette fois.
– C'était si beau, si beau que j'en ai les yeux encore tout éblouis. Il n'y a pas de mots pour peindre de telles magnificences.
– Je le crois sans peine, mon filleul. Ce château, c'est le paradis. Encore n'en as-tu franchi que le vestibule. Dis-moi cependant ce que tu y as remarqué.
– Je me rappelle une chambre où des oiseaux chantaient.
– Ces oiseaux sont les anges qui sont chargés de souhaiter la bienvenue aux élus. Et puis?
– Et puis, j'ai vu dans une seconde chambre quatre fauteuils sur lesquels étaient posées quatre ceintures et quatre couronnes.
– Ces fauteuils attendent les quatre premières personnes qui mourront en état de grâce. Et puis?
– Et puis, dans une troisième chambre, j'ai vu deux autres fauteuils. L'un d'eux était vide; dans l'autre, un prêtre était assis...
– Oui, mon enfant, et ce prêtre dont la figure restait dans l'ombre, c'est le même que celui de la chapelle, c'est ton parrain, qui te remercie de ce que tu as fait pour lui, et qui, pour te récompenser, t'annonce que, dans six mois, tu prendras place à ses côtés dans le fauteuil vide. Maintenant, rends-moi la baguette, Iannik; en échange, je te remets ce livre. Toutes les pages en sont blanches. Tu en rempliras chaque jour un feuillet de ton écriture. Lorsque le dernier feuillet sera rempli, ton temps sera venu.
– Et que dirai-je à mes parents, s'il vous plaît quand je vais les revoir? Ils ont dû être passablement inquiets de mon absence, bien que je ne sache guère combien elle a duré.
– Elle a duré vingt ans, mon filleul. Tu vas trouver tes parents bien vieillis. Mais n'aie souci de rien. Ils ne te poseront aucune question. Le jour même de ton départ, ton ange gardien te remplaçait au logis. Ni ton père, ni ta mère ne se doutent de ce qui s'est passé.
Là-dessus, le prêtre et son filleul prirent congé l'un de l'autre, en se donnant rendez-vous au paradis dans six mois.
Alors seulement Iannik, qui était désormais assez âgé pour qu'on l'appelât Iann tout court, s'aperçut que le soleil était haut dans le ciel. Il s'achemina vers sa maison. Et maintenant, si vous le permettez, je vais aussi regagner la mienne.
(Conté par Marie-Cinte Toulouzan. Port-Blanc.)