« Il était une fois à Florence, Via dei Velluti, une dame jeune et belle, et pourtant sorcière, qui savait bien des choses étranges et curieuses, qu’elle gardait pour elle — car, en vérité, les sorcières et sorciers les plus habiles sont ceux dont on se doute le moins.
Toutefois, elle avait fixé son amour sur un certain jeune gentilhomme de grande famille, lequel avait un ami qui, comme lui, était fort aimé de tous. Or il advint par un hasard singulier que ces deux-là se rencontrèrent soudain, une nuit noire, sur la Piazza Santa Maria Novella, à l’angle d’une rue ; chacun, croyant que l’autre était quelque ennemi ou assassin, tira l’épée, et tandis qu’ils se battaient, la garde — ou la police — les arrêta et les mena en prison, au Bargello.
À cause de nombreux désordres causés par des querelles et des morts fréquentes, le Conseil et le Duc avaient alors strictement interdit tout duel, et condamnaient à la hache ou à la potence quiconque serait surpris l’arme au poing. Les deux jeunes gentilshommes étaient donc en grand péril, nul ne croyant leur histoire.
Dans cette extrémité, la belle sorcière — la Signorina la Maga — envoya au Duc un messager avisé, qui dit :
« Signore Duca, ces deux jeunes gentilshommes jurent par l’épée de saint Pierre — qui, lui aussi, tira la lame quand il était en colère — qu’ils se sont rencontrés dans l’obscurité, sans se reconnaître, chacun prenant l’autre pour un assaillant, ce qui très bien peut être la vérité ; et, si tel est le cas, il serait bien cruel de mettre à mort deux innocents. D’autant plus qu’il y a dans l’affaire un doute dont l’accusé doit toujours profiter.
Or il y a ici, à Florence, une dame qui a l’art de montrer dans un miroir béni toutes choses qui ont été, telles qu’elles furent ; et il me semble que, si sa véracité peut être bien éprouvée en quelque autre chose, il serait juste d’apprendre d’elle comment ce duel — ou cette rencontre — a réellement eu lieu. »
— « Davvero ! » répondit le Duc, « cela me paraît sensé, car j’ai entendu de merveilleuses histoires sur ces miroirs magiques, et je puis aisément éprouver le pouvoir de la dame. Faites-la donc venir. »
Le soir convenu, le Duc réunit donc maintes dames et gentilshommes dans une chambre obscurcie, en attente du prodige. Alors la signora brûla de l’encens, du sel ordinaire et grossier, et prononça l’incantation suivante :
« Fée aux Cent Étoiles,
Je te conjure,
Car en cet instant j’ai besoin
De ton aide.
Par moi-même je ne puis rien.
Je voudrais sauver de la vengeance du Duc
Celui qu’il veut pendre.
Fée aux Cent Étoiles,
Je t’appelle à l’aide ;
Toi et la Belle Marta,
Afin que je sauve ces deux jeunes gens.
Que le sel, à cet instant,
Se change en Fée aux Cent Étoiles,
Que l’encens devienne la Belle Marta,
Et que le cumin devienne cent diables,
Qui puissent ouvrir la porte du Bargello
À mon amant, à son ami, et à tous
Ceux qui sont emprisonnés. »
Pendant qu’elle disait cela, le sel et l’encens — ou la fumée qui s’en élevait — devinrent deux beaux esprits, qui étaient la Fée aux Cent Étoiles et la Belle Marta. Alors tous virent, dans un grand cercle, l’église Santa Maria Novella avec la piazza, puis les deux jeunes hommes qui, se rencontrant à l’aveugle dans le noir, tiraient leurs épées et se battaient jusqu’à ce que la garde les saisît — puis tout s’évanouit dans l’obscurité avec les deux esprits.
Quand la pièce fut de nouveau éclairée, tous les assistants étaient saisis d’effroi, mais charmés, de ce qu’ils avaient vu, et le Duc dit :
« Vraiment, si les fées et les diablotins ne les ont pas déjà délivrés, cela sera fait sur-le-champ. Mais avant que ce soit exécuté, belle dame, je voudrais éprouver de plus près la vérité de votre art. Pouvez-vous me montrer ce que moi-même je faisais à cette même heure, cette nuit-là ? »
— « Oui, Votre Altesse ; mais il se peut que ce soit chose que d’autres ne devraient pas savoir. »
— « Balivernes, » répliqua le Duc ; « peu m’importe que toute la Cour l’apprenne — et je suis sûr que la moitié le sait déjà, qui ne manquera pas de le dire à l’autre moitié. »
Alors la sorcière obscurcit la salle, et le Duc se vit lui-même — de même que tous les présents — en train d’embrasser une très belle dame. À quoi répondit un éclat de rire prolongé, auquel le Duc s’associa.
— « Mais il me semble, » dit le Duc à voix basse, sotto voce, à la sorcière, « que si cette dame ressemble extraordinairement à mon amie de cette soirée-là, ce n’est pourtant pas exactement la même personne. »
— « Parlez plus bas, Votre Altesse, » répondit la sorcière, « et je vous dirai un secret — et la vérité.
Cette dame que vous croyiez avoir rencontrée avait, ce soir-là, une autre affaire en tête, ou d’autres chats à fouetter. Elle a donc envoyé sa sœur jumelle à sa place, pensant que vous ne vous en apercevriez jamais ! »
— « Dia-volo ! » s’écria le Duc. « Il paraît que, me croyant à manger du veau, j’ai dévoré du poulet sans le savoir.
J’ai toujours préféré l’autre sœur, mais n’ai jamais osé lui faire la cour, la croyant si pleine de vertu. Et maintenant je lui ai fait la cour bel et bien, sans le savoir.
Ah, bon ! Échange juste n’est pas larcin. Il est vrai ce que j’ai souvent ouï :
Les voies du Destin sont profondes et merveilleuses,
La Fortune à plusieurs vient pendant leur sommeil. »


