La légende la conjuration de Bacchus au cloitre de l'abbaye San Lorenzo de Florence [Firenze / Città Metropolitana di Firenze / Italie]

Publié le 5 octobre 2025 Thématiques: Abbaye | Monastère , Dieux Romains , Eglise , Fête , Formule magique , Magie , Moine , Sœur | Moniale , Sorcellerie , Sorcier , Sorcière , Transformation , Transformation en animal , Vin ,

Salle du chapitre de la Basilique San Lorenzo
Salle du chapitre de la Basilique San Lorenzo. Source Francesco Bini, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0>, via Wikimedia Commons
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Source: Leland, Charles Godfrey / Legends of Florence: Collected from the People, Volume 2 (1896) (4 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: Basilique San Lorenzo / Firenze / Città Metropolitana di Firenze / Italie

Il advint jadis — et c’était il y a bien longtemps, aux jours où de drôles de choses couraient le monde — que les moines du cloître de San Lorenzo tinrent assemblée, avec solennelle consultation de bien des nonnes, abbesses et révérendes mères de divers couvents.

Or il y avait un Padre Geronimo à qui survint chose merveilleuse : se hâtant par la Via Frettolosa vers ladite réunion, il trébucha sur un petit livre — un antique manuscrit — qu’il ramassa, glissa dans sa poche et fila au chapitre.

La séance fut, pour dire le moins, assommante, verbeuse, longue, ennuyeuse, rasoir, lente — surtout pour frère Géronimo, saint homme certes, mais surtout en finissant une bouteille de vin… ou en taillant, d’un seul tenant, une plaisanterie — fût-elle aussi large que longue — où nul ne l’égalait.

Près de lui siégeait une jeune abbesse, fort dévote mais dodue et jolie, dont les yeux lançaient, de temps à autre, certains étincelles d’une lumière très mondaine. À mesure que la séance devenait intolérablement soporifique, l’abbesse jeta à frère Géronimo un sourire compatissant — beau garçon, du reste, selon le robuste canon herculéen — auquel il répondit par un clignement des deux yeux, un haussement d’épaules, voire un clin d’œil peu clérical, qui lui valurent un doigt levé en remontrance… mais accompagné d’un sourire !

Même ce télégraphe devait rester discret ; enfin le frère se souvint de son petit livre : il le tira de sa poche et se mit à lire.

C’était un traité de sorcellerie et de magie — mais d’une magie joviale, pleine de diableries gaies, d’audaces de bateleurs et barzellette à faire rire, plus de jeux follets et tours ingénieux que d’évocations lugubres.

Comme frère Géronimo lisait le grimoire, la jolie abbesse — femme, donc curieuse — lut par-dessus son épaule.

Le frère avait la particularité de ne pouvoir lire sans mouvoir les lèvres et proférer les syllabes — bref, de lire tout haut — comme on voit encore chez des paysans et des enfants qui n’ont pas tout à fait quitté l’abécédaire, alta voce.

Ainsi la bonne âme prononça tout haut une conjuration qui, au bout de quelques secondes, fit pousser des cornes à tous les hommes de l’assemblée.

Elle fit aussi allonger leurs oreilles comme celles des faunes… ou des ânes, selon tempérament. Les oreilles d’âne l’emportèrent.

Et elle fit croître la chevelure des nonnes et abbesses de façon luxuriante.

De plus, la mine de tous s’embellit d’une manière extraordinaire — cornes et oreilles mises à part. Des abbés flétris devinrent joufflus, roses et beaux ; des ascètes maigres, aussi gaillards que des facchini ; les yeux de tous s’agrandirent, tantôt farouches, tantôt langoureux. Quelle métamorphose !

Or cette mue prit une minute — minute qu’occupa la jolie abbesse, qui lut ou murmura elle aussi, tout haut comme Géronimo, l’exorcisme suivant :

« Que tous ceux qui m’entendent
Se réjouissent, se détendent !
Riez, criez comme en bacchanale !
Soyez en liesse, qu’le diable s’emballe !
Tous en goguette, la, la, la,
Ho ! ho ! ho ! et ha ! ha ! ha ! »

« Sur quoi tous obéirent à la lettre : ils se mirent à rire et danser, et, d’une seule voix, éclatèrent en un chant débridé :

« Bacchus, Bacchus, entends-nous !
Père des fées et lutins fous,
Dieu du vin si divin,
Qui tiens toujours la pomme de pin !
Fais éclore de belles cornes
Sur toutes les têtes qu’ici l’on borne !
Allonge nos oreilles d’âne,
Fais-nous bacchantes, folles et diaphanes,
Pour ton honneur, à ta santé :
Bacchus ! Evoë, Bacchus chanté ! »

« L’abbesse, comme inspirée, lisait toujours à pleine voix ; et tous les danseurs chantaient sur une musique sauvage venue — Dieu sait d’où (ou le diable !) :

« Chantons ! Dansons !
Bondissons, cabriolons !
Les uns sur les autres sautons !
Et le diable déchaînons !
En sac mettons la peine !
Bacchus ! Bacchus ! Qu’on l’acclame !
Quand Bacchus triomphe,
La douleur s’enfuit, se trompe.

Bon amour et bon vin
Réchauffent bien mon chemin ;
Buvons le bon vin dru,
Que l’eau fasse tourner le moulin, pointu.
Le vin a la saveur,
La belle a la couleur,
Aimons tous de grand cœur !
Qui n’aime ni fille ni vin
Ne vaut pas un quattrin.

Bacchus ! Bacchus, dieu si beau !
Qu’aucune crainte n’ose peau !
Bacchus, porte le niveau !
Qu’on déchaîne le diable à gogo !
Au sac, chagrin, va-t-en,
Bacchus ! Evoë ! En avant ! »

La liesse redoubla ; des folletti accoururent en dansant, portant d’énormes flacons de vin, des guirlandes de roses et force lierre ; les fêtards jetèrent chapes et étoles et se vêtirent de feuillages — s’en firent couronnes et ceintures — riant, dansant, criant de plus en plus.

L’évêque devint un magnifique gaillard aux boucles frisées, buvant à longs traits dans une immense coupe, tandis que les bras d’une belle abbesse lui enlaçaient le cou.

Son clerc, petit et replet, devenait toujours plus joufflu et jovial, criant : « Io sono il Silenzio ! » Et voilà qu’entra un âne, tout fleuri ; le clerc — Silenzio — enfourcha l’âne, soutenu par de folles jeunes filles. Il fit le tour de la salle, suivant l’évêque ; derrière vinrent les autres en procession débridée : embrassades, baisers, roucoulades, rasades, sarabandes — facendo il diavolo e peggio ! — tout en chantant :

« Evviva Bacco, ha Bacco sì,
Da Martedì a Lunedì ! »

« Vive Bacchus, oui Bacchus,
du dimanche matin au samedi soir ! »

Ils tinrent la noce tout le jour et toute la nuit ; nul n’entrait ni ne sortait : les portes semblaient changées en mur. Mais, à la fin, le brave Géronimo et la joyeuse abbesse — qui n’avaient, croyez-le bien, perdu ni leur temps ni leur part de vin, d’amour et de danse — songèrent à comment mettre terme à la fête qu’ils avaient lancée.

Se mettant tête contre tête, ils étudièrent le livre et trouvèrent le contre-charme.

Quand Géronimo le lut, un changement tomba sur toutes choses : ce fut comme le réveil d’un songe prodigieux. Tous se turent net ; cornes et grandes oreilles s’évanouirent ; guirlandes, lierre, roses, pampres — jusqu’à l’âne — se dissipèrent en air.

Oui, sur l’instant, ils oublièrent tout : ce qu’ils avaient vu, ce qu’ils avaient été, comment ils s’étaient conduits. Ils ne surent plus qu’une chose : qu’ils étaient épuisés d’une journée de dur labeur — et s’en allèrent dormir.

Tout fut oublié — sauf par Géronimo et l’abbesse, devenus sorcier et sorcière, qui en rirent bien et gardèrent le secret !


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