La légende de la statue de la fontaine du Chiasso del Buco [Firenze / Città Metropolitana di Firenze / Italie]

Publié le 28 octobre 2025 Thématiques: Amour , Amour non partagé , Bijoux , Fontaine , Jalousie , Jeter un sort , Magie , Mariage , Miroir , Sorcière , Statue , Statue qui se transforme en humain , Transformation , Transformation en pierre ,

La statue et la sorcière
La statue et la sorcière. Source OpenAI
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Source: Leland, Charles Godfrey / Legends of Florence: Collected from the People, Volume 2 (1896) (5 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: Fontaine du Chiasso del Buco / Firenze / Città Metropolitana di Firenze / Italie

Le Chiasso del Buco, que l’on pourrait rendre par ruelle du Trou, porte, en vérité, un nom qui lui sied (nomen et omen) tel qu’il est aujourd’hui : une toute petite venelle d’aspect rebutant, qui ressemble à un trou, et à laquelle on accède par un étroit passage de la Via Vacchereccia, entre la Piazza della Signoria et la Via Por Santa Maria ; l’autre bout débouche Via Lambertesca. « Elle doit son nom à la famille Del Buco, fort honorée jadis à Florence. » Un rayon de sa bonne renommée transparaît dans l’histoire qui suit.


« Il était, aux anciens temps, à Florence, un gentilhomme non seulement riche et avisé, mais encore gracieux de manières et agréable de personne, nommé le signore Mardi ; et, par-dessus tout, il avait un cœur vraiment bon, qui le faisait aimer de tous ceux qui le connaissaient.

« Ce seigneur vivait d’un amour partagé avec une jeune demoiselle de bonne famille, Anaïsa, qui avait une amie très intime nommée Giurguna ; toutes deux étaient célèbres pour leur beauté et leurs talents. Et Anaïsa, aussi bonne et droite qu’elle était charmante, portait à Giurguna un attachement très sincère, qui se serait cruellement refroidi si elle avait su que cette dernière n’était pas seulement sorcière, mais aussi éperdument amoureuse de Mardio, résolue à le conquérir. La sorcière avait deux atouts : d’abord, elle savait jouer à la perfection l’hypocrite sans se trahir, bien consciente que « Chi sa tacere è padron de gli altri » — « qui sait se taire finit par tenir les autres en sa main » ; ensuite, elle savait attendre, persuadée que « chi sa aspettare vince prima o poi » — « qui sait patienter finit tôt ou tard par l’emporter ». Pendant ce temps, elle pesait chaque détail, retournait dans sa tête toutes les ressources que sa magie lui offrait, jusqu’à mettre au point un stratagème qui, on le verra, fut aussi ingénieux qu’étrange.

« Le jour arriva enfin où Mardio devait épouser Anaïsa, et jamais encore Giurguna ne s’était montrée si affectueuse ni si empressée à l’égard de son amie, ni si passionnément intéressée à quoi que ce fût qu’à ces noces. Le matin même, elle se présenta chez Anaïsa avec un très beau coffret d’ivoire sculpté de couples d’amants, de Cupidons et de fleurs — une pièce de grand prix — et dit :

« — Ma chère amie, je t’apporte pour présent de noces cette scatola — ce coffret — qui contient, j’ose le dire, quelque chose d’inestimable : je n’aurais rien voulu t’offrir de moindre en un tel jour, tant je t’aime. C’est un miroir doué d’une puissance telle que quiconque s’y regarde sera, pour la journée, irrésistiblement belle et assurée, par-dessus toute crainte, de l’amour de son mari. Mais pour cela, le miroir doit rester secret pour le monde entier : on ne doit le regarder qu’en privé ; sinon, il perdra tout pouvoir et redeviendra ordinaire. En revanche, si tu gardes le secret et t’y contemples chaque jour, tu demeureras jeune et belle à jamais. »

« Et la sorcière disait vrai — à sa manière : quiconque regardait dans la glace demeurait certes jeune pour toujours, mais en statue ; celle qui s’y mirait devenait sur-le-champ une figure de marbre pur si elle était bonne, ou se changeait en pierre brute si elle était mauvaise.

« Voulant paraître à son mieux et charmer Mardio de toutes ses forces, Anaïsa, juste avant la cérémonie, entra dans sa chambre, verrouilla la porte, prit le miroir et s’y regarda : aussitôt, elle devint une statue de marbre d’un blanc parfait. Le verre enchanté retomba aussitôt dans le coffret, qui se referma ; et Giurguna, aux aguets, l’oreille collée, entra par une fenêtre, s’empara du coffret et se retira sans être vue.

« Quand le marié et les invités furent réunis, l’étonnement fut grand de ne point voir paraître la fiancée ; leurs patience et surprise épuisées, Mardio lui-même enfonça la porte et entra. Sa stupeur fut extrême de trouver Anaïsa, en ses atours nuptiaux, statue de marbre ; longtemps on s’émerveilla à Florence d’une telle chose, et l’on jugea généralement que la dame avait avalé quelque breuvage qui l’avait changée en pierre. Le corps — mort et pourtant impérissable — fut remis à Mardio, qui le plaça dans un cabinet, où il passait des heures à le contempler.

« À le contempler, oui, mais aussi à réfléchir : tantôt penché sur des livres, tantôt à remonter des pistes et enchaînements d’idées ; car il n’était pas seulement très savant en toutes choses, il avait l’esprit subtil : s’il parvenait à saisir l’extrémité de la queue du plus fuyant serpent d’idée, il finissait toujours par l’empoigner par le cou et lui arracher ses crocs. D’abord, il apprit d’un livre de magie qu’il est des arts capables de pétrifier les gens, et des raffinements de ruse par lesquels ceux qui s’y livrent masquent leurs méfaits. Ensuite, il débusqua chez Giurguna una certa fintaggine — un certain air de feinte et de fourberie — qui trahissait la nature d’une sorcière ; en filant ce fil, il conclut, d’autres signes aidant, qu’elle l’était bel et bien. Enfin, il découvrit que la pétrification avait été accomplie au moyen d’un miroir.

« Or quand un esprit de génie se met à l’ouvrage — fût-ce en magie — il progresse en un jour plus qu’aucune femme en un mois, quand bien même elle aurait tout l’arsenal du diable : si bien que Mardio finit par porter ses soupçons presque au degré de certitude, et résolut de ne reculer devant rien pour connaître toute la vérité et se venger. Il consulta enfin une autre sorcière, son amie dévouée, à qui il confia tous ses soupçons. Après réflexion, elle dit :

« — La signorina Giurguna est certainement coupable, et je puis vous donner le moyen de le prouver. Dans ce flacon est un parfum puissant : si une femme est sorcière, qu’elle le respire durant son sommeil, elle doit répondre véridiquement à toutes les questions. À vous d’agir.

« Mardio avait depuis longtemps remarqué que Giurguna ne demandait qu’à l’épouser — indice qui l’avait guidé. Il se hâta donc de lui faire la cour ; l’affaire tourna en noces, elle ne devinant rien de ce qu’il couvait. La nuit de la noce, quand la mariée s’endormit, il déboucha le flacon, dont s’exhala un parfum âpre et singulier ; le lui mettant sous le nez, il s’aperçut aussitôt qu’elle était sous son empire. Il lui demanda :

« — N’est-ce pas toi qui as changé Anaïsa en marbre ?

« — Oui, répondit Giurguna, je l’ai fait par jalousie, parce que je t’aimais.

« — Comment t’y es-tu prise ?

« — Avec un miroir, répondit la sorcière, toujours endormie.

« — Et où est ce miroir ? demanda Mardio.

« — Dans un coffret d’ivoire, qui est dans mon bahut.

« Mardio fouilla le bahut, trouva le coffret ; prenant grand soin de ne pas regarder lui-même la glace, les yeux détournés, il la tint devant le visage de Giurguna et lui dit :

« — Réveille-toi, sorcière maudite !

« Elle s’éveilla, et se voyant dans le miroir, devint aussitôt, non pas statue de marbre, mais pierre brute, une colonne grossière. Dans le même instant, le charme fut levé pour Anaïsa, qui redevint vivante, humaine, comme auparavant.

« L’histoire (telle qu’on me l’a écrite) ajoute que la belle Anaïsa apprit de cela qu’il ne faut point se fier aveuglément aux gens qui prodiguent un excès d’affection sans cause apparente, et qu’il convient de méditer souvent ce vieux proverbe :

Se vuoi vivere e star bene,
Prendi il mondo come viene.

Si tu veux vivre et vivre en paix,
Prends le monde tel qu’il te plaît.

« Quant à Giurguna pétrifiée, on la dressa au Chiasso del Buco, près de la fontaine — la colonne s’y voit encore aujourd’hui. »


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