C'était avant la grande Révolution.
La pauvre Mathurine, de Bois-Benatre, venait de perdre sa mère, et elle se trouvait d'autant plus sans ressources que, n'ayant jusqu'alors exercé aucune profession, elle vivait au jour le jour, soignant sa mère et partageant avec celle-ci, vieille grabataire, les maigres aumônes que quelques riches lui distribuaient avec parcimonie.
Après avoir bien pleuré la défunte, Mathurine, alors âgée de vingt-cinq ans, résolut de se rendre à la ville la plus prochaine et de s'y placer comme servante; elle vint donc à Vire, où elle se présenta dans diverses maisons qui lui avaient été indiquées, mais elle fut éconduite de partout.
Bien désolée, Mathurine errait dans les rues, lorsqu'elle se trouva un matin auprès de la chapelle Sainte-Anne. Elle y entra et demanda à Dieu d'avoir pitié d'elle. Elle s'aperçut alors qu'un sacristain disposait l'autel comme si quelque prêtre dût y dire la messe.
Mathurine, mue par un pouvoir invincible, se dirigea vers la sacristie où elle trouva un prêtre. Elle lui exposa la triste situation dans laquelle elle se trouvait, et, lui offrant les quelques sous qui lui restaient, elle le pria de dire une messe à l'intention de l'âme qui devait sortir la première du Purgatoire pour aller au Paradis jouir de la vue de Dieu.
Le prêtre ayant accédé à cette demande, Mathurine assista à la messe, puis elle s'éloigna confiante dans la Providence.
Elle avait à peine parcouru quelques mètres, lorsqu'elle vit venir à sa rencontre un jeune homme dont la figure et le maintien décelaient une nature d'élite. Il lui demanda d'un ton très affectueux si elle ne cherchait pas une place de servante. Mathurine répondit affirmativement.
« Alors, lui dit son interlocuteur, rendez vous de suite rue des Cordeliers, au n° 187; la veuve qui habite l'hôtel sera enchantée de vous prendre à son service. »
Mathurine s'empressa de suivre le conseil qui lui était donné. Arrivée à l'hôtel indiqué, Mathurine sonna et une vieille dame à l'air vénérable, vêtue de noir, vint lui ouvrir.
Mathurine exposa le but de sa visite. Mais, à la grande surprise de la pauvre fille, la dame la regarda d'un air tellement stupéfait que Mathurine se crut l'objet d'une mystification; cependant elle renouvela sa demande.
Son interlocutrice fit cependant entrer Mathurine et lui demanda le nom de celui qui l'envoyait.
Mathurine décrivit aussi bien qu'elle le put la physionomie de celui de qui elle tenait le renseignement donné ; mais la vieille dame secoua la tête en murmurant :
« Cela est bien étrange! Il y a une heure à peine que j'ai remercié ma servante et que je lui a donné son congé ! Or, elle est montée à sa chambre où elle s'est enfermée; elle n'a, par conséquent, communiqué avec âme qui vive; moi, de mon côté, je n'ai parlé à qui que ce soit de ma détermination. Comment donc un étranger peut-il être si bien renseigné sur mes faits et gestes? Quoi qu'il en soit, vous me plaisez et je vous prends à mon service. »
Mathurine remercia chaleureusement et suivit sa nouvelle maîtresse qui la mit au courant du service. En traversant un salon, Mathurine aperçut un portrait et s'écria:
– Voici la figure du Monsieur qui m'a dit de venir chez vous ! » La veuve se retourna, pâlit, puis elle dit à Mathurine :
– Vous vous trompez, ma pauvre fille. Celui dont ce portrait rappelle le souvenir n'est plus ; il a été tué en duel il y a deux ans, c'était mon fils ! J'ai bien prié pour le repos de son âme !...
– Madame, je vous affirme que c'est bien là le portrait du Monsieur que j'ai vu ! Je sortais de l'église où j'avais dépensé ma dernière livre à faire dire une messe pour l'âme qui devait sortir la première du Purgatoire. C'est à quelques pas de la chapelle Sainte-Anne que j'ai rencontré le Monsieur qui m'a envoyée ici !
– Au fait, répondit la vieille dame, il y a dans tout ceci quelque chose d'étrange! Nul dans la ville ne sait que j'ai renvoyé ma servante et vous vous présentez, envoyée par un homme qui ressemble, d'après vous, à mon cher fils. D'un autre côté, dès que je vous ai vue, j'ai éprouvé pour vous une profonde sympathie ! Si je ne m'abuse, il résulterait de tout cela que par vos prières, les portes du ciel auraient été ouvertes à mon pauvre enfant. Je ne puis donc que vous bénir du bien que vous lui avez fait et vous accepter non comme une servante, mais comme une amie ! »
C'est ainsi que Mathurine fut récompensée dans ce monde de ses prières pour les âmes du Purgatoire. La vieille dame mourut en lui léguant sa fortune. Mathurine vécut dans la pratique de toutes les vertus, faisant généreusement l'aumône, n'oubliant point de prier et de faire prier pour les âmes des défunts, et lorsqu'elle mourut, les nombreuses âmes à qui elle avait procuré prématurément la vue de Dieu, lui ouvrirent toutes grandes les portes du Paradis.