Bastien, gros réjoui de vingt ans, si j'ai bonne mémoire, revenait un soir de courtiser Rosalie; il était un peu tard, car minuit approchait, mais un samedi, on peut passer quelque chose; d'ailleurs, il avait reçu les bonnes paroles et gaiement, regagnait son village.
Arrivé dans le sentier de Montmilient sur Tournay, il se mit à chanter, puis à siffler, puis à chanter encore; un son léger frappa son oreille; il s'arrêta. "C'est une musique, se dit-il, qui pénètre le cœur". Il s'avance et l'harmonie se fait encore mieux entendre. Ayant passé un escalier de pierre qui protégeait avec un fossé garni d'une haie épaisse la pièce d'où il sortait, pour entrer dans l'herbage de Montmilient, il aperçut au clair de la lune, près d'énormes fragments de rochers gisant au pied d'un massif de chênes séculaires, des femmes qui lui parurent jeunes et belles. Toutes portaient des robes blanches, longues, flottantes et seulement fixées sur la taille par une ceinture bleue. Leurs cheveux épars descendaient en longues boucles sur leurs épaules; une couronne de gui ornait leurs têtes, des guirlandes d'armoise se dessinaient en festons sur leurs robes et chacune d'elles tenait à la main un rameau de verveine. Bastien pensa d'abord aux dames du château voisin, qui, dans cette belle soirée, auraient pu venir en ce lieu pour respirer le frais et se récréer; mais l'heure et le nombre le laissèrent dans le doute et piquèrent sa curiosité. Il s'avança encore, admirant leur danse naïve, leurs pas variés, lents puis animés, qu'elles exécutaient en décrivant un cercle. "Quelle musique, quelle danse, quels accords !" pensa-t-il en lui même. "Si Rosalie était là, elle danse bien aussi et serait des plus jolies". Ayant pu examiner chacune d'elles, il se dit encore : " Mais en voilà une qui est rousse, une qui est bossue, une... ". Il allait continuer sa critique mais les fées, car c'étaient des fées, trouvaient déjà son indiscrétion inconvenante; simples femmes ou déesses ne pardonnent pas sur ce point : elles résolurent donc de se venger.
La danse continue, s'approche insensiblement et, notre curieux se trouvant au milieu, dans un instant fut enlevé au dessus des nuées et là, lancé à de grandes distances des mains d'une fée dans les mains d'une autre; tantôt il croyait monter, tantôt il croyait descendre et se casser le cou; puis il était renvoyé à droite, puis à gauche, puis d'un côté, puis d'un autre au milieu des éclats de rire. Le jeu continuait depuis longtemps et le malheureux, hors de lui, comptait sur une fin tragique lorsqu'il tomba dans les mains d'une fée pour lui compatissante; ayant calmé ses sœurs, elle le mit à la place où elles l'avaient pris, en lui reprochant tendrement son imprudence.
Bastien se repentit, et voyant la paix faite, il demanda s'il pouvait reconnaitre le nom de celle à qui il devait la vie. "Je me nomme Artémise, dit la fée, et je présidais autrefois aux eaux d'une fontaine que l'on appelle aujourd'hui le Puits d'enfer. L'antique usage s'étant conservé dans votre maison de mettre une serviette blanche sur une petite table, avec un couvert pour la fée qui doit prendre soin d'un nouveau-né, c'est moi qui, dans votre enfance, calmais vos peines par de douces illusions, et si quelque génie malfaisant vous arrachait des cris, c'est encore moi qui, par mes soins, parvenais à détruire le charme".
Bastien, ayant exprimé sa reconnaissance, ajouta : "Ma mère m'a souvent raconté les histoires de vos sœurs les fées qui ont coutume d'apparaitre à Rânes, à Crévecœur, à Argentan, à la Ferté Fresnel et autres lieux; mais n'ayant rien vu de pareil, je ne savais quelle foi je devais avoir à ses récits; au reste, de grâce, faites-moi connaitre votre demeure".
-" Notre patrie, répondit Artémise, est l'immensité. Nous avons aussi habité la terre où nous nous rendons souvent pour visiter les lieux qui nous sont encore chers; parfois, nous nous réunissons dans des sites qui nous paraissent agréables, pour y célébrer nos fêtes. Notre puissance est grande, mais nous n'en faisons usage que pour le bien. Quelques unes de nos sœurs sont renommées pour leur sévérité , qu'on a souvent prise pour de la méchanceté ou des caprices : la fée du Vieux-Moulin, sur Joué du Plain, fait tomber à l'eau le mal poli qui ne la salue pas en l'invitant de passer la première le ruisseau où se réunissent les eaux de la fontaine voisine dont elle prenait soin; celle d'Argentan fait tomber à l'eau les laveuses qui bavardent ou boivent avec excès; celle de Rânes corrige les imprudents qui ne se retirent pas lorsqu'ils la surprennent faisant sa toilette, celle de Tauques punit les fripons en les arrêtant dans leurs courses nocturnes; celles de la Ferté-Fresnel donnent aux méchants des illusions qui les égarent, et mes autres sœurs, ajouta-t-elle, ont des corrections pour toutes les circonstances. Nous pensons et nous agissons comme à l'époque où nous habitions la terre. Tout est changé, mais ce qui était juste doit toujours l'être, nous suivrons dans la suite des siècles les préceptes de nos druides, si vaillants et si sages".
Voyant que Bastien désirait connaitre l'état du pays àl'époque dont elle parlait. "Je ne vous dirai rien, dit-elle, de l'époque où la mer abandonna votre bassin, du nombre d'années qu'il a fallu pour former les couches qui y reposent, de la manière dont se sont trouvés plantés vos coteaux et vos plaines, ni des premiers peuples qui sont descendus des montagnes pour s'y fixer...
Il y a parmi nous des fées qui sont filles du ciel, et d'autres filles de la terre; celles-ci partagent l'immortalité avec les premières, mais seulement pour quelques milliers de siècles, après lesquels elles reviennent, simples mortelles, habiter la terre pour mériter les mêmes récompenses. Nous sommes si nombreuses que, pour vous citer tous les noms, il me faudrait plus d'une année. Nous avons sous notre protection les forêts, les prairies, les fleuves, les rivières, les ruisseaux et les fontaines".
Bastien demanda les noms de quelques fées de l'arrondis - sèment d'Argentan et des lieux qu'elles affectionnaient.
ARTEMISE. "Marion prend soin de la fontaine de votre chef-lieu ; c'est elle qu'on entend parfois frapper du battoir, lorsqu'elle fait sa lessive au clair de la lune. Andaine prend soin du bois du Fil, sur Rânes. Plaisance prend soin d'un vallon gracieux où l'on voit ses pas sur un rocher, avec ceux d'enfants qu'elle y amène pour jouer à la fossette que l'on apperçoit à huit ou neuf pieds de distance : le but est fixé par un pas d'âne; ce rocher qui porte le nom de la fée est situé près du village de la Folletière, et à peu de distance du Montgod, commune déjoué du Plain. Sa fontaine favorite se trouve au midi et porte à l'Udon le tribut de ses eaux. Germone prend soin d'une fontaine qui porte son nom dans la commune de Tauqués et elle fréquente dans ses promenades les bords de la Cance. Les rivières avaient aussi leurs fées protectrice . Je ne vous citerai que l'Orne qui prend sa source à Aulnou, près Séez; la Baise, dont les eaux de certaine fontaine qui s'y trouvent mêlées et qui étaient consacrées à des fées, mes sœurs, passent sous terre à Saint Christophe le Jajolet avant d'arriver à l'église et reparaissent à Grogny, pour se réunir de nouveau à la Baise qui se décharge dans l'Orne; l'Aure, qui roule des paillettes de couleur d'or. La Guiel, qui prend naissance dans la fontaine d'Enfer, passe sous terre au dessous de la commune d' Heugon au hameau des Fuyards, pour reparaitre volumineuse dans la commune de lernant, continuer sa route et se joindre à la Carentonne; l'Iton qui passe sous terre tout à coup vis avis l'église de Villatet pour sortir et donner à une lieue plus loin naissance à plusieurs fontaines dont la plus renommée se nomme Fontaine aux Dames, la Dive, qui partage ses eaux au dessous de Chambois : un des courants conserve son nom et l'autre porte le nom de Vie.
Le son que vous entendez, en plaçant l'oreille contre terre, dans les lieux où les eaux disparaissent, est produit par les paroles de nos sœurs, qui habitent des palais pratiqués dans les bords de ces conduits souterrains et garnis de vitraux qui reflètent mille couleurs.
Je ne peux, répéta Artémise, vous citer tous les autres lieux où présidaient nos sœurs, je ne ferai que vous indiquer la Fontaine du Bourget à Avernon Saint Gouvyon, de Thion à Sévigny, de Saint Jean à Francheville, du Trépied à Neuve, de Saint Martin à Rosnay, de Renette à Moulins, d'Ozon au Sap, de Saint Evroult dans la commune de Cenain. Les rochers, les bois, les prairies et les campagnes que protégeaient nos sœurs, sont aussi très nombreux, et tous ces lieux sont remarquables par leur fertilité ou leur agréable situation.
Puis Artémise, promenant son regard sur toute la contrée : "Comme tout est changé, reprit elle avec émotion ! Où sont les enceintes sacrées, les autels, les camps fortifiés, les monuments élevés à l'infortune ou à la gloire ? Il sont détruits ou mutilés. Le camp fortifié de Montmerrey a servi de camp à divers barbares, ainsi que ceux de Brieux et de Château Gontier au Houlme. Exmes et Argentan ont eu le même sort, et sont aujourd'hui des villes. Le souvenir de leur premier état est déjà effacé. Où est l'autel des sacrifices à Argentan, la pierre des épreuves sur Mauvais ville ; le nom seul de réage de Pierre tourneresse est resté au lieu qu'elle occupait, et de la Pierre Levée d'Udon, il ne reste que le nom transmis aussi par celui de la place qu'elle occupait. Les tertres consacrés à la sépulture de nos prêtres ont bientôt tous disparu. Des mains sacrilèges les ont profanés aux Hogues sur Cingny, à la butte du Home sur Sarceaux, aux Bignes sur Fresnay le Buffard, à Ecouché, et dans plusieurs lieux encore. On n'a pas même respecté les sépultures des morts ! Malheureux siècle ! Hélas, le barbare romain en changeant tout par la ruse et la force dans les lois et les mœurs, a mis ses dieux à la place des nôtres, après avoir exterminé nos Prêtres, mais il n'a joui que quelques siècles de son triomphe. Il a été chassé avec ses dieux, et le temps viendra où..." La fée s'arrêta tout à coup comme frappée et accablée par une idée dominante. Cependant, faisant un effort et s'adressant à Bastien : "Mon fils, dit-elle avec tendresse, je vais vous quitter; vivez soumis aux loi , soyez vertueux et rendez heureuse Rosalie qui mérite toute votre affection".
Bastien rendait encore des actions de grâces à sa bienfaitrice, que la fée avait disparu.
Il se rendit aussitôt à son village où il raconta ses aventures de la nuit ; c'est ainsi qu'elles sont parvenues jusqu'à nous. Henriette tenait ce récit de sa grand-mère qui l'avait entendu raconter à Bastien lui-même. Vers 1830 , Henriette le répétait mot pour mot, dans un village de notre arrondissement, à des enfants en présence de leurs parents et de Bertrand, instituteur de la commune.