A une certaine époque, la Provence était un pays bien agité et bien malheureux. Les mauvaises récoltes s'étaient succédées pendant plusieurs étés de suite; des maladies avaient décimé les gens et les bestiaux en maints endroits, pendant plusieurs hivers; la guerre avait tourmenté mille localités paisibles pendant toutes les saisons; des nombreuses exigences du moment avaient fait augmenter peu à peu les impôts d'une manière écrasante pour le pauvre peuple.
Le comte de Provence aimait ce peuple, qui était sien; il aurait voulu le rendre heureux. Mais lui-même était menacé à chaque instant dans ses biens, comme dans sa vie, par certains de ses vassaux révoltés, ou bien avait les mains liées par la crainte de voir un des vassaux restés fidèles jusque-là, se révolter, s'il essayait de l'empêcher d'exercer des exactions iniques sur les pauvres habitants de la contrée.
Les nations voisines, toujours jalouses contre notre beau pays, méditaient plus en ce moment encore que dans les autres, de l'envahir pour le mettre au pillage; de sorte, que le passé était triste, le présent malheureux et l'avenir sombre pour la Provence. Aussi le peuple souffrait, et le comte était peiné de voir ses efforts vers le bien rester toujours stériles, tandis qu'à chaque instant une aggravation nouvelle de la situation, déjà si pénible, se produisait.
On comprend que dans de pareilles conditions, le comte cherchât à sortir d'un aussi grand embarras; il s'était adressé à tous les puissants de la terre sans obtenir le moindre secours, et voyant les malheurs du pays et de sa maison s'accroître perpétuellement, il finit par mettre sa seule confiance en Dieu.
Un soir qu'il était allé seul et sans apparat, le prier de le prendre en pitié, lui et son peuple, il rencontra sur le seuil de l'église solitaire, un pèlerin qui arrivait couvert de poussière et qui malgré sa fatigue apparente, révélée par les traits de sa figure, vint se prosterner devant les saintes images.
Ce pèlerin avait le costume habituel de ceux qui faisaient le voyage de Rome ou de Terre-Sainte large : chapeau de feutre grossier, robe de bure, pannetière en bandoulière et bâton à la main, sa figure remarquable de dignité pieuse et de résignation douce, était faite pour frapper la vue de ceux qui le rencontraient et inspirait au premier coup d'œil un sentiment de respectueuse sympathie en sa faveur.
Le comte de Provence, qui était malheureusement habitué à ne rencontrer sur son passage que des gens avides, intéressés, vulgaires et irréligieux, ne pouvait manquer de remarquer la sainte et digne figure qui, passant devant lui sans le connaître, le salua respectueusement. Aussi s'approcha-t-il du pèlerin et lui dit : Digne Romieu, que Dieu conduit, d'où venez-vous et vers quel pays faites-vous votre saint voyage?
Le pèlerin lui répondit: Seigneur, je suis un pauvre gentilhomme désabusé des vanités de la vie ; je viens de faire un pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle, je passe ici, allant à Rome prier sur la tombe des martyrs de la chrétienté. Et puis j'irai, si Dieu me prête vie, dans d'autres lieux saints pour demander miséricorde dans ce monde et dans l'autre.
Pourquoi ce pèlerin allait-il ainsi de Compostelle à Rome, de Rome à Jérusalem? On ne le sait; sans doute quelque évènement bien grave de sa vie avait déterminé chez lui le projet d'un si pénible voyage, quelque amour contrarié, quelque ambition déçue; bref, on n'a jamais pu dire pourquoi il avait pris la sainte détermination qui le faisait passer en Provence en ce moment.
Quoiqu'il en soit, le comte de Provence, frappé de son air si remarquable, eut une inspiration subite en présence de ce pèlerin. Il pensa que c'était certainement, par le fait de la permission divine, qu'il l'avait vu juste au moment où il demandait à Dieu de lui venir en aide, et lui dit : Digne Romieu, reposez-vous chez moi, je vous en prie, pendant quelques jours, vous me donnerez des nouvelles du saint lieu que vous venez de visiter en même temps que vous prendrez de nouvelles forces pour accomplir votre édifiant voyage, et lorsque vous arriverez à Rome vous prierez pour moi, pauvre pécheur, qui ai grand besoin de la miséricorde divine.
Le pèlerin accepta volontiers cette hospitalité, qu'il croyait lui être offerte par un simple particulier, et précisément parce qu'il ne savait pas qu'il avait affaire au comte de Provence lui-même, il répondit à ses questions, il parla de ses voyages, il donna son avis sur maintes questions importantes ou délicates avec une liberté d'allure qui frappèrent vivement le seigneur de notre pays, peu habitué jusque-là à entendre parler sagement et d'une façon désintéressée ceux qu'il consultait. Bientôt même le comte fut charmé du savoir, du bon sens et de la droiture d'esprit du saint pèlerin que la providence avait mené sur son passage.
Peu à peu des relations d'intimité s'établirent entre ces deux hommes, l'un avide de bons conseils, l'autre heureux d'en donner, et enfin le comte dévoila au pèlerin sa dignité, le priant de rester auprès de lui pour l'aider à gouverner la Provence d'une manière juste et équitable, pour essayer de rendre à ses sujets une aisance et une tranquillité qui semblaient perdues à tout jamais depuis de trop longues années.
Le Romieu obéit aux sollicitations du comte. Le voilà donc installé dans le château, ayant d'abord les fonctions d'intendant, puis devenant l'homme de confiance et le premier ministre du souverain de la Provence. Le comte lui fit quitter son habit de pèlerin, lui fit prendre le train de maison des premiers gentilshommes de la Provence, et voulut qu'en tout, il fut un des principaux seigneurs de la contrée.
Il faut dire cependant que tant d'honneurs n'aveuglèrent pas le sage Romieu. Le jour où le comte le força de quitter ses vêtements de bure pour revêtir de brillants habits, il poussa plus d'un soupir; il se dévêtit en jetant sur sa modeste robe de bure des regards attendris. Il la plia avec un soin respectueux et, tandis que le comte impatient l'engageait à la jeter au loin, il la rangea avec précaution dans un coffre qui renferma aussi son chapeau, sa panetières et sa gourde, ainsi que son bâton de voyage; il mit ce coffre dans un coin secret de son nouvel appartement.
Dès ce moment voilà le pèlerin qui prend le nom de seigneur de Romée, auquel le comte ajoute le titre de Villeneuve, en lui donnant les apanages de ce titre, et il se mit à l'œuvre pour bien gouverner le pays. Or, sagesse, justice, économie, piété, telle fut sa devise; et quand on gouverne dans ces principes on sait que Dieu récompense toujours nos dignes efforts.
Par une sage économie Romée sut diminuer puis faire disparaitre le gaspillage qui, du haut en bas, était poussé à ses limites extrêmes dans la maison de Raymond Bérenger. Au lieu de gâter le bien du Bon Dieu il le fit profiter avec un soin minutieux, et il arriva bientôt que les dépenses furent diminuées dans une proportion considérable.
D'autre part, en favorisant le travail, en protégeant les travailleurs contre les exacteurs, il fit disparaître les injustices criantes qui décourageaient le pauvre peuple, et il augmenta les revenus du pays dans des proportions admirables; de sorte que la production plus grande, les dépenses moins fortes, l'économie sage dans l'administration des biens produisirent bientôt un bien-être dont on avait oublié les joies depuis longtemps.
Romée aimait la vertu; aussi les gens sages, vertueux, inoffensifs, ne furent plus désormais des victimes toujours dépouillées par les méchants. En revanche, il avait la main énergique, il savait opposer la force, au besoin, contre les agissements des gens de mauvaise foi, contre les turbulents et les perturbateurs de la tranquillité publique. Bientôt on sentit les effets salutaires de son administration sous ce rapport, ce qui fit que le pays devint presque un paradis terrestre.
Raymond Bérenger, qui avait eu tant de soucis et de tristesses, était devenu l'homme le plus heureux, grâce à Romée qui, plein de toutes les sollicitudes, faisait le bonheur de tous les bons et faisait trembler tous les méchants. Raymond avait quatre filles dont l'avenir lui avait donné maintes fois bien des soucis. Romée voulut compléter son œuvre en faisant leur bonheur, et il les fit marier toutes quatre avec quatre rois puissants et aimés.
En somme, grâce à la vigilance, à la sagesse, à la droiture de Romée, la situation fut changée du tout au tout en Provence. Au lieu de toutes les tristesses on avait toutes les joies, au lieu de toutes les misères les Provençaux eurent toutes les richesses.
Mais l'envie qui fait tant de mal en ce monde, ne devait pas être désarmée par toutes les vertus de Romée, et bien qu'il ne prêtât en aucune manière le flanc au moindre reproche, en réalité la calomnie entreprit de le noircir aux yeux de Raymond Berenger.
D'abord, le comte de Provence accueillit mal les dénonciations ouvertes ou dissimulées qu'il recevait contre Romée; dans plus d'une circonstance même il fit repentir les calomniateurs de leur mauvaise action.
Mais peu à peu il se laissa aller à écouter la voix des mal-intentionnés, et commença à douter de la bonne foi de Romée, qui le servait cependant avec tant de zèle, de dévouement et d'honnêteté.
On comprend qu'à mesure que le comte de Provence était ébranlé, les ennemis du ministre redoublaient d'audace, d'efforts, et devenaient plus hardis. Aussi il arriva un moment où le serviteur fidèle fut perdu dans l'esprit de Raymond Bérenger. Il ne fallait plus qu'une excuse pour que sa ruine fut consommée.
Cette excuse ne tarda pas à se produire : un homme, qu'on disait absolument bien informé, vint déclarer au souverain que Romée avait, dans un endroit retiré de son habitation, une chambre toujours fermée, dans laquelle personne ne pouvait pénétrer parce qu'il en avait perpétuellement la clef sur lui. Or, dans cette chambre était un grand coffre fermant à double serrure, et dans ce coffre étaient amoncelées des richesses sans nombre qui provenaient de ses détournements.
Le comte de Provence ne recula plus devant un éclat qu'il considéra comme nécessaire à sa dignité comme à ses intérêts matériels. Donc un jour, à propos du motif le plus futile, il dit à Romée des paroles désagréables; puis, se montant peu à peu au diapason de la colère, il finit par le maltraiter durement, l'accusant de malversations.
Fort de sa conscience, l'intendant répondit qu'il ne craignait aucun contrôle, aucune perquisition, et les choses s'envenimant il fut pris au mot. Le comte, accompagné de toute sa cour, se mit incontinent à faire une visite domiciliaire, pour découvrir les prétendues richesses qui avaient été détournées des coffres de l'Etat.
Rien ne suspect ne fut trouvé d'abord dans la maison. Romée ouvrait les portes, les armoires, sans aucune hésitation, et on peut ajouter même que, comme tout était chez lui sur le pied de la plus stricte économie, il triomphait; montrant, qu'au contraire de ses détracteurs, son logis était modeste, son train était tout juste ce que le nécessaire réclamait strictement.
Raymond Bérenger commençait à revenir sur le compte de la probité de Romée, il jetait déjà des regards sévères sur ses courtisans, quand un d'entre eux lui montre une porte fermée, et lui suggère à demi voix l'idée de visiter la chambre que Romée paraissait vouloir soustraire aux investigations.
Qu'avez vous dans cette chambre, fit le comte à son intendant, pourquoi la laissez-vous fermée au lieu de l'ouvrir et de nous engager à la visiter comme les autres? O mon seigneur, lui répondit Romée, il n'y a dans cette chambre rien qui puisse vous intéresser. Je vous en prie, ne me demandez pas à y pénétrer.
On comprend que dans la disposition d'esprit où chacun était, le comte ne voulut pas accéder à cette prière, au contraire, il persiste, tandis que Romée le supplie davantage de n'en rien faire. Enfin, le débat fut clos par l'ordre impératif d'ouvrir.
La porte étant ouverte, la cour se précipite avidement dans la chambre; chacun s'attendait à y trouver le prétendu trésor caché par Romée, mais il y eut tout d'abord un grand désappointement, car on ne vit aucun meuble, aucune armoire. Seul, un vieux coffre était dans un endroit reculé de l'appartement.
Plus de doute, c'est dans ce coffre que doit se trouver le fruit des malversations du serviteur accusé. Raymond veut qu'on l'ouvre en sa présence. Malgré les supplications de Romée, qui, les larmes aux yeux, invoquait auprès du comte les services rendus pour qu'il ne poussât pas l'examen plus loin, le comte ordonne qu'on en fasse sauter la serrure si la clef n'est pas trouvée à la minute même.
Romée fait un dernier effort, mais en vain; le couvercle du coffre est soulevé, et l'œil de chacun plonge curieusement dans le fond qui se montre au grand jour. Mais, o surprise, au lieu d'or, de pierres précieuses, d'objets de prix, que voit-on dans le coffre? l'habit du pèlerin, sa gourde et sa panetière vides, rien de plus.
Ce fut, comme on le pense bien, un moment dramatique. Le comte jeta un coup d'œil terriblement sévère sur ses courtisans, et dit à Romée votre innocence est proclamée à la face du monde entier, je regrette d'avoir eu un instant de soupçon.
Le comte sortit radieux de la maison de Romée, car, au fond, il aimait son serviteur. A peine rendu dans son palais, il demandait à ses familiers ce qu'il pourrait bien faire pour lui témoigner son affection et sa confiance, quand il vit arriver celui qu'on avait accusé méchamment; seulement au lieu d'être vêtu en courtisan, le calomnié avait repris son habit de pèlerin.
Il s'avança jusqu'au pied du trône, et lui dit : Monseigneur, je vous ai servi longtemps honorablement; quand je suis entré à votre service vos finances étaient obérées, votre puissance était chancelante; Dieu m'a fait la grâce de seconder mes efforts et aujourd'hui vos finances sont prospères, votre pouvoir est assuré.
La malveillance de vos courtisans a été plus grande que ma bonne volonté ; elle vous a poussé à me payer d'ingratitude, mais je ne vous en veux pas. Pauvre pèlerin j'étais quand je suis entre à votre service, pèlerin pauvre je suis en sortant de chez vous. Que la volonté de Dieu soit faite, et que Dieu vous bénisse!
Le comte, péniblement affecté, fit tout ce qu'il put pour le retenir, mais la volonté de Romée fut inflexible; il partit, après avoir salué respectueusement, le comte et ses courtisans ébahis. Les paysans de la contrée purent voir sur la route, ce jour-là, marcher d'un pas tranquille et délibéré, le pèlerin, au front placide et résigné, qui se mettait à genoux devant chaque pilon portant une image sainte ou la croix, qui s'arrêtait pour prier un instant dans tous les oratoires, et qui, reprenant ensuite son chemin, disparût au loin sans qu'on n'ait jamais appris où il était allé. De sorte qu'on ne sut ni d'où il était venu, ni dans quel pays il s'était retiré.