En tète le plus hardi, fillettes vigourettes et garçons bons lurons, vous venez dans le château, riant, courant, sautant; puis le pas est timide, la voix baisse... Dans ce recoin grimace une figure; à cette voûte grimpe une statue informe, à la barbe de toile d'araignée... Vous marchez, l'œil au guet, l'oreille inquiète. Un cri part: toute la troupe s'envole, en tête le plus hardi.
Saluez, saluez donc Jean de Talaru! C'est l'Homme de Cordes. Vous l'avez vu: il est grand comme Charlemagne; son habit est de cordes et de mailles d'acier tordu; il a des gantelets de cuir, des bottes de fer! Ah! Dieu! quel cheval doit-il monter, avec ses éperons dont la molette forme une étoile de lames de couteaux! Son casque est fêlé; de son armure disloquée, à travers les mailles, il sort du sang! De temps en temps, il vient faire remue- ménage au château; sans bouger de mon fauteuil, je l'aperçois : il est là, quand je touche paperasses et parchemins, vieux titres rongés des vers; il apparait à travers la poussière; au bruit des feuillets, il arrive...
Quand la nuit a fermé, de son aile de chauvesouris, la fenêtre à croix de pierre, tout fait silence entre ces murs épais de huit pieds, sous ses lambris de chêne noir. Tout à coup la boiserie craque de bas en haut; tout à coup, sans qu'un souffle de vent frémisse, la tapisserie tremble, comme la peau d'un coursier sous la mouche qui le pique... Derrière la toile peinte, l'Homme de Cordes se glisse; il met sa prunelle à la prunelle des guerriers en image; il monte sur le cheval de Troie, du ventre duquel sortent de petits soldats, sous son éperon tranchant; il saisit le sabre du géant Goliath et s'escrime contre la muraille... Saluez, saluez donc Jean de Talaru!
Vous voulez, petits curieux, savoir son histoire? Eh bien! ce sera lui qui vous l'apprendra... Un jour, ma femme et moi, comme deux bons époux, nous dinions tranquillement dans la grande salle à manger; nous devisions du temps des grandes chasses au sanglier et au cerf dans les bois de la Madeleine; nous parlions des longs crocs à pendre la venaison, encore rivés aux voûtes, et nous disions que les bouches seigneuriales devaient s'ouvrir à l'égal du four à pâtisserie sous la grande cheminée; notre rire allait de bon cœur... La porte s'ouvre aussi...
– « Saluez, saluez donc Jean de Talaru, l'Homme de Cordes!
– « Bien obligés, monseigneur; si notre table n'est point indigne d'un chevalier, asseyez-vous sur ce fauteuil; nous vous régalerons du mieux que nous pourrons.
– « Il s'agit bien de rire, vieux tourtereaux, quand l'émouchet est là! nous dit le fantôme. Moi, j'ai la tête fracassée dans mon casque, mon corps est rompu dans ma cotte de mailles, mes os brisés dans ma jambière, mes membres craquent comme du bois de fayard au feu. Je demeure ici près, au fin fond du fossé, dans un lieu entouré de flammes, mais je ne brûle pas. L'enfer est pour celui qui fut félon et traitre : Jean de Talaru a été assassiné par le comte de Barbépin. »
Et comme ma femme et moi nous nous regardions avec inquiétude :
– « Bonnes gens, ajouta l'Homme de Cordes, aucun mal ne vous sera fait. Sachez au contraire mon histoire, et plaignez mon malheur. Le seigneur de Saint-André était l'ami des deux chevaliers, leur proche parent, et il se plaisait à les recevoir dans son château magnifique. Tout tombait alors en fête : combien d'illustres barons chevauchaient dans la cour d'honneur! combien de couples élégants descendaient le pont des fossés pour aller deviser de gloire ou d'amour sous les ombrages des jardins italiens ornés de statues de marbre! combien de gentilles dames ornaient mieux encore les appartements!... Les fleurs de Saint-André étaient moins fraiches qu'elles, entendez-vous?... Ce fut ma perte et ma fin! »
Et, en disant cela, l'Homme de Cordes poussait un soupir, qui passait comme un souffle de tempête sous les voûtes sonores.
Mais, comment vous dire le reste, à vous, petits enfants? Vous quittez à peine les cotillons de votre mère; vous n'avez pas encore mordu à la pomme d'Ève... Mais le chevalier fut gourmand du pépin... Laissons-le donc parler : s'il y a des reproches à nous faire, on les lui adressera. Barbépin, continua-t-il, possédait un de ces bijoux si prisés à la cour des rois sa femme brillait entre toutes! Et la chanson le dit :
Les moutons vivent d'herbes,
Les papillons, de fleurs;
Vous, gentille bergère,
Vous ne vivez que de langueur. »
Voyez-vous ce galant fantôme! Mais lui reprit d'une voix plus grave:
– « A gente dame il faut gentil cavalier..... Je l'étais peut-être, tandis que Barbépin avait plutôt visage d'ours que figure humaine; l'humeur bravache débordait de sa jalousie, et, si ma sagesse, à moi, ne tenait plus qu'au fil de l'honneur, il était, lui, gonflé de traîtrise et sa dague avait soif de mon sang! »
Petits enfants, je vous fais là un conte à endormir une baleine, et vous ne serez guère plus avancés, quand je vous dirai qu'autrefois un tournois eût vidé la querelle les belles damoiselles eussent applaudi le vainqueur. Pour vous, tournois et damoiselles ne valent pas une lèche de gâteau, ni une pompe (patisserie forézienne rustique) dorée.
– « Époux, le temps me presse, dit l'Homme de Cordes; écoutez, si vous voulez.. Un cartel fut donné. Jamais les Talaru, en guerre comme en bienfaits, ne reculèrent. Le rendez-vous devait être sur la plate-forme d'une des grosses tours. La nuit y trouva les deux combattants sans témoins. Le fer brille... Acculé traîtreusement au parapet, blessé d'un coup fourré, Jean de Talaru tombe au fond du fossé du château, et Barbépin entend les os de sa victime se briser dans sa cotte. d'acier. Le lendemain seulement, les valets couvrirent d'un peu de terre le corps de quelque maraudeur, tué sans doute par la gaite (sentinelle) de la tour. Les seigneurs de Saint-André l'ont-ils ignoré? ont-ils jeté l'oubli sur un parent mort en état de scandale?... Barbépin était puissant et redouté... L'enfer brûle son corps!... Moi, je reviens quelquefois ici demander justice... Saluez, saluez donc Jean de Talaru ! »
A ces mots, ma femme, qui avait bon cœur, croyez-le bien, offrit au chevalier mort des messes et des prières. Sur quoi l'Homme de Cordes poussa un grand éclat de rire.
– « Bonne femme, dit-il, le Ciel vous le rende! Je suis dans un lieu entouré de flammes, mais je ne brûle pas. Au fond du fossé, au pied de la grosse tour, vous trouverez mon squelette fracassé dans mon armure je vous demande un peu de terre sainte sur mes os; le chant des prêtres était familier à l'oreille des chevaliers, et leurs épées avaient la garde en forme de croix. »
Il disparut. Nous fimes creuser la terre à l'endroit dont Dieu fut dit: nous retrouvâmes des os disloqués, un crane effondré, et nous les fimes transporter au cimetière de la paroisse. Depuis ce temps, enfants, personne ne peut voir l'Homme de Cordes. Moi seul, quand je feuillette les vieux titres, les vieilles histoires du château, je l'aperçois, sans bouger de mon fauteuil; et, comme il était noble seigneur, je lui dois déférence : je lui ai fait fabriquer ce siège à l'antique, à pieds tournés et sculptés, à dossier de cuir doré. Il y vient s'asseoir. Enfants, quand vous entrez ici, en tête le plus hardi, baissant la voix, quand même le fauteuil est vide, l'Homme de Cordes est là pour vous apprendre qu'il ne faut convoiter le bien d'autrui, ni son bœuf, ni sa femme. Quand vous entrez ici, troupe de chérubins essoufflés, en tête le plus hardi, saluez, saluez donc Jean de Talaru!