La légende de la Grande-aux-Gueux [Le Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne)]

Publié le 7 novembre 2023 Thématiques: Âme , Bougie , Château , Diable , Diable roulé , Eau bénite , Evèque , Lieu hanté , Pacte avec le Diable , Ruse ,

Vue historique de Bicêtre (Albert Flamen 1648-1692
Vue historique de Bicêtre (Albert Flamen 1648-1692. Source Rijksmuseum, CC0, via Wikimedia Commons
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Source: de Ponthieu Amédée / Légendes du vieux Paris (1867) (5 minutes)
Lieu: Hopital Bicêtre / Le Kremlin-Bicêtre / Val-de-Marne / France

Au treizième siècle, au milieu de [la] plaine maudite [de Bicêtre] qui servait autrefois de cimetière aux Romains, s'élevait une vieille ruine connue sous le nom de Grange-aux-Gueux, et que convoitait Jean de Pontoise, évêque de Winchester en Angleterre, résidant en France à la cour de Philippe-Auguste. Personne ne pouvait en nommer le propriétaire légal. On consulta toutes les archives, on interrogea tous les tabellions et greffiers, et, d'après les ouï-dire, jamais aucun être vivant n'avait déclaré que cette vieille maison était sienne. Ce n'était donc pas chose facile que d’acquérir un pareil domaine hanté par des fantômes et des esprits malins qui paraissaient s'y regarder comme chez eux.

Une députation de six moines partit de Paris, munie des reliques les plus renommées, pour mener à bonne fin cette terrible négociation. Ils lancèrent une foule d'exorcismes et des seaux d'eau bénite, mais tout cela fut sans effet ; les diables firent un vacarme plus infernal à l'approche des choses saintes, et bientôt l'on vit revenir les six moines pâles, à demi morts d'effroi, et racontant des merveilles épouvantables.

A peine étaient-ils entrés dans la Grange-aux-Gueux, que des flammes sinistres avaient jailli de toutes parts, allongeant leurs langues couleur de sang pour les dévorer, des feux follets les entouraient en dansant; partout des gémissements lugubres accompagnés de bruits de chaines et de cris; des fantômes de taille surnaturelle, ayant des yeux grands comme des lunes, les avaient poursuivis avec des lances flamboyantes, en proférant des jurements épouvantables et des menaces sacrilèges.

Jean de Winchester, peu satisfait de ce résultat, voulut tenter lui-même l'entreprise, espérant au moins en imposer par son auguste personnage à tous ces diables déchainés. Mais, de même que les moines, il revint à Paris en courant, et faillit mourir d'effroi. Dès lors il renonça à la Grange-aux-Gueux et laissa les diables en repos.

Toutes ces tentatives infructueuses avaient encore grandi la réputation de Bicêtre, et dans tous les quartiers de la bonne ville de Paris il n'était bruit que de ces apparitions commentées par la superstition du peuple.

Un pauvre barbier, tout frais débarqué de Gascogne, était venu chercher fortune à Paris. Il n'avait pas encore pu trouver à faire ni une barbe ni une saignée. Il entendit parler de l'aventure. Né malin comme tous ceux de sa province, il flaira dans l'affaire le moyen de gagner des écus.

Il dit hautement que monseigneur Jean de Winchester et les six moines ne s'y étaient pas pris de la bonne manière; qu'il en connaissait une infaillible pour faire déguerpir au plus vite les démons, et que, moyennant un bon salaire, il répondait sur sa part de salut de mener la chose à bonne fin.

Ce hardi propos fut reporté à l'évêque Jean ; il fit rechercher le barbier de Gascogne et ordonna qu'on le lui amenât. Celui-ci comparut devant l'évêque et répéta son dire dans des termes si résolus, qu'il donna confiance en lui.

Eh bien , lui dit l'évêque Jean, tente l'aventure. Si tu réussis, ces cent écus d'or iront loger dans ta poche. Mais, en revanche, si tu n'es qu'un vil imposteur, si tu mens et veux te moquer de moi, je te fais fouetter de verges en place de Grève, et chasser de Paris. Vois si mes conditions t'agréent.

J'accepte, dit le barbier, et avant que le soleil soit couché, vous serez seigneur et maître du domaine.

Il sortit du palais et alla immédiatement à la Grange-aux-Gueux, n'ayant pour tout bagage qu'une bouteille d'eau bénite habilement cachée sous les plis de sa robe, et un petit bout de cierge.

Ayant pénétré sans aucune difficulté au milieu de la ruine, il alluma son bout de cierge, s'assit sur une pierre et attendit bravement les diables.

Il riait en lui-même des récits ridicules accrédités par les moines. Au lieu des troupes de fantômes et des apparitions terribles dont on avait tant parlé, il ne vit rien qu'une ruine en bien mauvais état et bien peu faite pour tenter un prélat comme l'évêque Jean.

Il attendit donc tranquillement sans trembler, ayant même envie de chanter pour provoquer les habitants de l'endroit, s'il y en avait.

Décidément, ce Gascon avait l'âme bien trempée et aurait rendu des points aux chevaliers errants de son époque.

Tout à coup, au détour d'un corridor sombre qui s'allongeait loin, bien loin sous la plaine, il vit paraître un homme grand, pâle, sec, habillé de velours rouge, et s'avançant tranquillement vers loi.

Que viens-tu faire ici ? lui dit-il, d'une voix brève et métallique.

  • Ma foi, répond le barbier sans s'émouvoir, l'évêque de Winchester a grande envie de posséder ce domaine, et je viens en prendre possession en son nom, lieu et place. Il m'a promis cent écus d’or pour ma peine, et comme on a oublié de mettre un gardien à l'entrée, j'attends ici jusqu'à ce que le propriétaire se présente. À cette réponse audacieuse, le grand homme rouge poussa un rire strident, qui ébranla les échos de la voûte à demi disloquée.

  • Et par quels moyens espères-tu mener à bonne fin ton entreprise? est-ce avec de l'argent ? Le maître de ces ruines n'en a que trop. Comment comptes-tu solder ce château ?

– Avec mon âme, dit résolument le barbier, et c'est une âme de premier choix. Ce matin avant de me mettre en route, j'ai confessé tous mes péchés mortels et jusqu'aux plus petites peccadilles; ensuite, j'ai reçu une absolution bien conditionnée. Tout cela ne donne-t-il pas un grand prix à mon âme? Croyez-moi, c'est une bonne valeur que j'offre là, car c'est une monnaie frappée à l'image de Dieu.

Le Gascon faisait l'article avec autant de calme que s'il eût été en présence d'un client marchandant le prix de sa barbe.

Soit, j'accepte, le marché. Je cède ce domaine à l'évêque, et voici son titre de propriété dressé sur vélin en bonne et due forme, fait de bonne foi, et revêtu de mes armes et de mon scel. Aucun pouvoir ni sur terre, ni dans l'enfer, ni même au ciel ne peut annuler cette concession à perpétuité. Mais toi, quand me livreras-tu ton âme en échange de ce parchemin?

  • Moi! mais tout de suite, à la minute, quand ce petit bout de cierge sera entièrement brûlé.

Décidément tu es un bon payeur, et c'est plaisir de faire des affaires avec toi ; seulement il est fâcheux que tu n'aies pas deux âmes : je te vendrais autre chose. Et il lui remit le titre.

Le barbier aussitôt retira sa bouteille de dessous sa robe, la déboucha et jeta dans l'eau sainte l'acte de cession du mauvais ange. Il y ajouta le petit bout de cierge, qui s'éteignit aussitôt, et alors il marcha à reculons, plaçant devant lui, comme un bouclier, ce talisman sacré, qui forçait le malin esprit à se tenir à distance respectueuse. Quand il approchait trop près, le barbier l'aspergeait avec quelques gouttes d'eau bénite, et alors le diable, qui voyait lui échapper sa proie, poussait des hurlements affreux, mais ne touchait pas. Le Gascon sortit vainqueur de ce duel singulier, gagna Paris, et remit le titre de propriété à l'évêque qui, en échange, lui bailla incontinent les cent écus d'or.

On déposa la sainte bouteille et le bout de cierge, armes du vainqueur du Diable, dans une châsse qui décora une chapelle latérale de Notre-Dame, et que Satan s'est bien gardé de réclamer.

Devenu, de par le diable, propriétaire définitif et paisible de la Grange-aux-Gueux, l'évêque de Winchester la fit démolir de fond en comble pour la purifier. Les vieux matériaux furent dispersés, et, avec des pierres neuves, il fit construire un château magnifique dont les fenêtres, pour la première fois en France, furent garnies de châssis de verre.

Le peuple le désigna sous le nom de château de Wincêtre, Bincestre, puis par corruption, Bicêtre.


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