La légende du fermier Tholomé et du Diable [Vadencourt (Somme)]

Publié le 9 avril 2023 Thématiques: Âme , Animal , Chant du coq , Construction , Construction inachevée , Coq , Diable , Diable constructeur , Diable roulé , Enfant , Ferme , Paysan , Ruse ,

Le Diable devant la ferme
Le Diable devant la ferme. Source Midjourney
ajouter aux favoris Ajouter une alerte en cas de modification augmenter la taille du texte reduire la taille du texte
Source: Carnoy E. Henry / Littérature orale de la Picardie (1883) (4 minutes)
Lieu: Un ferme / Vadencourt / Somme / France
ATU: 810A*: Le prêtre et le diable

Entre Warloy et Contay, auprès du Mont Failly, se trouvait autrefois une ferme habitée par un homme nommé Tholomé et par sa famille. La ferme avait d'abord été très prospère ; mais depuis la mort du père de Tholomé, il semblait que le malheur en personne fût venu s'établir dans la maison. Les mauvaises récoltes s'étaient succédé, les maladies sur les bestiaux étaient arrivées plus terribles les unes que les autres, le seigneur s'était montré plus rapace, la femme et les enfants étaient tombés malades, et Tholomé, en fin de compte, se trouvait sans aucune ressource. Que faire ? Il n'en savait trop rien ; il avait beau se creuser la tête du matin au soir, il ne pouvait trouver le moyen de sortir de cette misérable situation.

Pour comble de malheurs, il arriva que le soir même du jour où son dernier cheval mourait de la maladie, le feu prit à la ferme et que les granges et les étables furent détruites ; il ne resta guère debout que le poulailler, le chenil et une partie de la maison. Cette fois, l'infortune du pauvre fermier était arrivée à son comble. Il était perdu, tout à fait perdu.

Le lendemain matin, comme il se promenait en se lamentant au bord du Bois-Brûlé, il s'écria inconsciemment sans doute : -« Le diable seul pourrait me tirer de ce mauvais pas ! » Il avait à peine achevé ces mots, qu'un petit homme, haut de trois ou quatre pouces tout au plus, vint se poser sur son épaule et sautiller de ci, de là, sur la personne de Tholomé ébahi.

Tholomé remarqua avec plaisir que c'était un joli petit diable, bien gai, guilleret, léger et surtout vêtu d'un bel habit vert à franges d'or fin. Son chapeau, sur lequel flottait une longue plume de paon, était gentiment posé sur sa petite figure. -« Ha! Ha! Tholomé, les affaires ne vont pas, à ce que je vois ! Tes champs ne produisent que de la mauvaise herbe, tes bestiaux sont morts, ta femme est malade et le feu a détruit une bonne partie de ta ferme l... Tu ne sais à quel saint te vouer, et tu m'as appelé. Eh bien ! me voici. Allons, causons franchement. En quoi puis-je te servir ? »

Tholomé expliqua au diable ce qu'il désirait de lui. -« C'est bien, mon bon Tholomé; tu auras une belle ferme, de vastes granges remplies de blé et de foin, des animaux de labour et de pâturage en quantité convenable, la santé rentrera chez toi, si tu le veux bien... -Si je le veux ! Parbleu ! -Tu auras tout ce que je viens de te dire pour le moment où cette nuit le coq chantera dans ta cour; mais, par contre, si je suis fidèle à mon engagement..... -Eh bien ! -Tu me donneras l'âme de ton fils aîné. -L'âme de mon fils aîné? -Oui. -Assurément vous n'y pensez pas ! -Si, si, c'est à prendre ou à laisser. Rien pour rien, voilà ma devise. Donnant, donnant. »

Tholomé réfléchit quelques instants. Il se dit qu'il était affreux de livrer au démon l'âme de son fils; mais d'un autre côté il se représenta le bonheur dont il allait jouir dans sa nouvelle ferme et... il accepta. -« Je consens, dit-il au petit homme vert. Je consens, mais à cette condition que tout sera terminé à l'instant même où le coq chantera. Sinon la ferme me reste et tu n'auras rien. -Oui. C'est convenu. Signe ceci. » Et le démon tira de sa poche un large parchemin, dans lequel il eût pu envelopper dix diables comme lui. Il le déplia, puis il fit sortir successivement de sa poche une plume d'oie toute préparée, une table et un canif avec lequel il piqua le paysan au bras. Une goutte de sang sortit, le démon y trempa la plume et la passa à l'homme pour signer l'écrit horrible. Tholomé écrivit son nom à côté d'une multitude d'autres.

Puis le petit homme fit une cabriole, remit dans sa poche le parchemin, le canif, la plume et la table, et disparut dans les broussailles en criant joyeusement : -« Ha ! ha! Hou ! hou ! Encore une bonne journée pour Dick-et-Don. »

Tholomé se promena jusqu'au soir.

En rentrant à la maison, le fermier aperçut des milliers de diables transportant des pierres, du mortier, de la chaux, du sable, abattant les vieux murs, creusant le sol, forgeant, charpentant avec une célérité incroyable et un bruit d'enfer, tandis que d'autres petits démons éclairaient le travail par des centaines de torches enflammées. La femme et les enfants étaient rétablis mais tout étonnés de ce manège et se demandant quelle était cette troupe d'ouvriers arrivés tout à coup pour reconstruire la ferme.

Le paysan raconta à sa femme ce qui s'était passé entre lui et le diable auprès du Bois-Robert, et lui demanda conseil. -« Ah! malheureux ! qu'as-tu donc fait ? Livrer ton fils au diable! Tu es donc un démon ? -Non; mais j'ai compté sur toi pour tromper le diable et nous tirer de là avec honneur. » La femme de Tholomé réfléchit quelques instants. « Tu dis que le diable doit finir le travail avant le chant du coq! C'est bien. Ce n'est pas pour rien que le bon Dieu fit la femme d'une patte de serpent. Je saurai conserver et la nouvelle ferme et l'âme de mon fils. »

Les diables avaient ordre de finir le travail avant le lendemain matin, à cinq heures, l'heure du réveil du coq. C'était là que la femme du paysan les attendait.

Vers quatre heures du matin, elle se leva doucement et s'en alla au poulailler. Le travail était presque fini. La paysanne entra dans l'étable aux poules et réveilla le coq qui se mit à pousser quelques cocorico, coquiacou ! éclatants.

Le diable Dick-et-Don était joué. Il s'enfuit avec tous les autres démons, laissant inachevé le mur de l'enclos auquel il ne manquait plus que quelques pierres. Une belle ferme s'élevait à la place de l'ancienne. Les granges regorgeaient de blé et de foin ; dans l'écurie et les étables étaient de beaux chevaux et des vaches bien grasses, et un grand sac de pièces d'or était déposé dans l'armoire.

Le fermier Tholomé vécut riche et heureux à partir de ce jour, et jamais il ne revit Dick-et-Don qui, trompé une fois, ne jugea plus à propos de renouer connaissance avec celui qui l'avait dupé.


Partager cet article sur :