La légende du pacte de la Sirène des bancs de Somme [Saint-Valery-sur-Somme / Somme / France]

Publié le 27 juin 2025 Thématiques: Bateau , Marin , Mer , Monstre , Naufrage , Sirène , Tempête ,

Un bateau sur la Baie de Somme
Un bateau sur la Baie de Somme. Source Bar-Christian, CC BY-SA 3.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0>, via Wikimedia Commons
ajouter aux favoris Ajouter une alerte en cas de modification augmenter la taille du texte reduire la taille du texte
Source: Bout, Antonie / Notre ancienne Picardie, contribution au folk-lore régional (1911) (4 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: Baie de Somme / Saint-Valery-sur-Somme / Somme / France

La Somme, à force de descendre sa pente et d’opérer au même endroit sa fusion avec la mer, a fini par y déposer les alluvions dont elle se charge continuellement dans sa course. C’est un fait purement physique et on ne peut plus facile à s’expliquer. Le courant du fleuve entraîne avec lui toutes les parcelles de terre friable, jusqu’au moment où il se heurte au courant inverse, né des agitations de l’Océan. Au point d’intersection des deux forces, il s’établit une lutte dans laquelle le fleuve abandonne les matières qu’il tenait en suspension. Or, comme cette action se renouvelle perpétuellement sans trêve ni merci, on comprend qu’avec le temps, il puisse se former des dépôts d’alluvions considérables qui finissent par obstruer les embouchures, gêner le passage des navires et même provoquer leur échouement.

Les bancs de la Somme sont sous ce rapport hélas ! tristement célèbres. Aucun navire qui n’en appréhende l’entrée par les jours de tempête. Mais nous allons voir combien ces craintes sont puérdes par la comparaison des dangers actuels avec les périls d’antan !


Leucone — qui ne portait certainement pas ce nom à l’époque que nous évoquons tout d’abord — n’était ni une ville, ni une colonie romaine ou massilienne, ni même un rendez-vous de pêcheurs. C’était un campement d’hommes à l’état sauvage et primitif, l’âge de la pierre taillée se faisaient encore sentir et les géologues amateurs de fouilles pourront nous en fournir la preuve si le cœur leur en dit de rechercher leurs ossements dans les couches de terrains quaternaires !

Pour ma part, j’ai trop confiance en la crédulité de mes lecteurs pour m’amuser à aller jusque-là.... Je préfère de beaucoup laisser libre cours à mon imagination, d’autant plus que l’exactitude, à cette respectable distance de nous, est une chose tout à fait secondaire au point de vue de la légende, — et même au point de vue de la préhistoire, ajouterais-je, si je ne craignais de passer pour tout à fait profane auprès des disciples de Clio.

A l’époque en question, la falaise de Leucone commençait seulement à émerger des flots, la mer étant alors beaucoup plus envahissante que de nos jours. Les bouleversements de la nature étaient aussi plus fréquents, et les êtres et les choses beaucoup plus extraordinaires !

L’homme, dont les lumières de plusieurs siècles n’avaient point affiné l’esprit, ne comprenait encore rien aux forces de la création et il s’irritait souvent contre elles, comme s’il pouvait vaincre du jour au lendemain par sa colère des puissances que le progrès seul était appelé à dompter.

Un jour, la mer s’avisa de vouloir reprendre la butte qu’elle venait d’abandonner et dont les hommes avaient déjà pris possession. Ceux-ci tentèrent de la repousser et furieuse elle couvrit tout autour d’eux le sol de son écume d’où surgit aussitôt un être indescriptible et méchant. Cependant ils réussirent à l’apitoyer et le rejetèrent par surprise dans le sein de l'Océan. Porté par les courants, il finit par s’arrêter au point que j’ai défini et il s’y fixa pour toujours.


Les siècles passèrent sur cet événement fameux et nous arrivons à la période voisine du christianisme mais qui cependant ne le fait pas encore pressentir, tant elle en diffère.

Les hommes avaient conservé la tradition de l’être étrange, dont ils n’avaient jamais eu révélation depuis. Cependant il advint que des pêcheurs descendant le courant abordèrent à marée basse près du lieu de sa retraite et au lieu de le combattre ils conclurent un pacte avec lui : les méchants s’entendent bien entre eux !

A partir de ce jour dès qu’une embarcation approchait de ces parages, ceux qui la montaient percevaient tout à coup des accents inconnus, attirants comme une mélodie mystérieuse. Mélange de douceur et d’effroi, son troublant de l’eau qui clapote trompeusement au-dessus d’un abîme. Impossible de se soustraire au pouvoir de cet invisible aimant. Fatalement, toute volonté s’annihilait devant la magique influence et la subissait à son insu. Mais à peine s’était-on dirigé vers le point d’où la voix s’était fait entendre, qu’un ouragan épouvantable se déchaînait faisant de la malheureuse embarcation la proie des vents et des flots. Au milieu du péril, les pauvres condamnés entrevoyaient dans le lointain le scintillement d’une lueur qu’ils prenaient pour l’étoile conductrice, le phare du salut ! et ils essayaient de se diriger vers elle.

Hélas ! les hommes d’alors, pour être les premiers descendants du père commun à tous, n’en étaient pas moins plus ennemis que frères et se repaissaient de naufrages !

Mêlant leurs feux trompeurs aux accents de la sirène, ils attiraient les embarcations que la tempête broyait invariablement sur l’écueil ; puis ils se partageaient les débris, après avoir fait esclaves leurs victimes.

O ténèbres d’un temps barbare !


Le christianisme vint sur ces entrefaites poser son baume salutaire sur toutes les erreurs de l’humanité.

Les hommes apprirent des apôtres l’amour et la compassion envers leurs semblables, et cessèrent peu à peu de pratiquer les cruautés jadis en usage.

Ils rompirent de ce fait le pacte qu’en des temps antérieurs ils avaient conclu avec la sirène, et dès lors elle retomba dans son impuissance séculaire que les hommes désillés ne troubleront plus.

Aujourd’hui les naufrages devenus de plus en plus rares ont uniquement pour cause la violence des éléments déchaînés contre lesquels les hommes menacés trouvent dans leurs frères de la côte un bienfaisant et prompt secours. L’histoire des dévouements, hâtons-nous de le dire, est déjà plus féconde en faits mémorables que celle des cruautés d’antan, et la légende de la sirène ne saurait désormais trouver son application que dans cette mystérieuse attirance qu’exercent les charmes de la Baie sur tous les cœurs épris des grands spectacles de la nature.


Partager cet article sur :