Le jour du mariage de la signorina Laurentia, de la noble famille des Piras, avec le chevalier Nicolo della Torre, toute la ville de Sassari en Sardaigne, fut en liesse. Mêlés aux citadins, on remarquait un millier de paysans des environs, les hommes coiffés du long bonnet pointu retombant sur le dos, les femmes en jupes courtes à rayures multicolores, tous venus pour participer à la joie commune et adresser au ciel de ferventes prières pour le bonheur de la nouvelle mariée. C'est que la signorina Laurentia était, aimée de tous, patriciens et plébéiens, pour sa rare beauté et surtout pour sa vertu, sa grâce et son inépuisable charité.
Au bout de neuf lunes, jour pour jour, la signora Laurentia était prise des douleurs de l'enfantement. Et les deux familles, réunies au complet dans le somptueux palais, attendaient avec anxiété la délivrance de la patiente, quand tout à coup l'on vit sortir de la chambre conjugale le jeune époux dont les traits, les gestes et le désordre exprimaient une violente colère. Horreur! l'accouchée venait de donner le jour à un négrillon.
Immédiatement, l'esclave nègre attaché au service de la signora était enchaîné et jeté dans un cachot, puis le maître s'en allait demander au tribunal des crimes le châtiment réservé à la femme adultère et à son complice.
Un mois après l'accouchement, hors des murs de la ville, devant la porte des Suisses, toute la population était massée, s'accroissant lentement de la foule des contadini. Le ciel, noir et Las, étendait sur la région comme un voile funèbre et, de tous les clochers de Sassari, le glas de la marche au supplice tombait lugubrement.
Sur une vaste tribune, les cinq hauts magistrats de la province, graves et sombres, prirent enfin place et, presque aussitôt, trente hallebardiers débouchaient de la porte, emmenant un nègre solidement garrotté et la signora Laurentia soutenue par un moine. Tous les trois se rangèrent devant les juges, à quelques pas de l'échafaud sur lequel le bourreau, la hache au pied, attendait.
« Signora Laurentia, dit le président, vous êtes convaincue d'adultère. Vous allez, vous et votre complice, expier l'outrage que vous avez fait au noble della Torre, votre époux. Demandez-en pardon à cet homme et à Dieu.
— Je n'ai besoin ni du pardon de mon mari ni de celui de Dieu. Je suis innocente ! »
Alors, escaladant la tribune des juges, le moine Fra' Guglielmo se dressa de toute sa haute taille, face au peuple. Transfiguré par la conscience de son rôle, pâle et maigre comme un fantôme, ses grands yeux noirs jetant des flammes, il dit d'une voix puissante :
« Je viens de confesser cette femme. Elle est innocente malgré toutes les probabilités. Ce que les hommes prennent pour une preuve accablante n'est qu'un mystère ou, si vous vouiez, qu'une erreur de la nature. Je demande en grâce à l'auguste tribunal de faire apporter l'enfant ici et de faire surseoir à l'exécution pour quelques instants.
— Obéissez ! dirent les juges à l'officier des hallebardiers.
— Quant à vous, mes frères, ajouta le moine, agenouillez-vous et priez. Suppliez Celui qui sait tout, qui voit tout, de se manifester eu faisant éclater la vérité aux yeux de tous. »
Sous son ardente parole, comme sous une rafale irrésistible, tous les genoux se plièrent, tous les fronts se courbèrent. Quand ils se relevèrent, les négrillon était déjà déposé aux pieds des juges. Selon te désir du moine, il fut tourné vers les deux hommes, le condamné et le mari, qu'on avait fait, monter sur la tribune et qu'on avait placés à quelque distance l'un de l'autre.
Et là-haut, les nuages balayés tout à coup avaient rendu au ciel son limpide azur et au soleil son éclatante lumière.
Fra' Guglielmo s'approcha de l'enfant né d'un mois à peine et lui dit simplement :
« Fils de Dieu, lève-toi !»
Et l'enfant se leva.
« Marche et désigne ton père charnel ! »
Et l'enfant s'avança et, de son clair regard et de son frêle index tendu, montra le chevalier en disant:
« Voici mon père ! » Puis il retomba.
Alors, pendant que le moine, écrasé par le miracle dont, il avait été l'instigateur et l'intermédiaire, s'effondrait, pris de vertige, le Te Deum jaillit de vingt mille poitrines et monta vers le ciel pour saluer et remercier la suprême bonté et la suprême justice.