Il y a plusieurs ruines de vieux châteaux sur la Courbe; l'une est, dit-on, les restes d'une forteresse bâtie par je ne sais quels guerriers : les pierres ont été liées par le feu en les faisant fondre. Il y a aussi, à quelques pas de l'église, une motte près de laquelle on a découvert les fondations d'un château qui fut, sans doute, détruit au moment des grandes guerres qui ont sévi en ces lieux. Les habitants de la Commune avaient droit de bourgeoisie. L'Orne parait vouloir protéger la contrée par ses courbes; mais il ne s'agit pas de cela; je veux vous parler du château de la Gueurie. C'est un édifice avec tourelle et meurtrières, construit sur la rive droite de l'Orne et protégé contre les vents du Nord par une côte assez élevée et garnie de bois.
Un des seigneurs de ce domaine, le nom ne nous en est pas parvenu, avait une femme belle comme il n'y en a point, mais elle ne lui donnait pas d'héritiers pour transmettre son nom. Sa désolation était vive, et celle de la noble dame était encore plus vive. On fit des neuvaines, des voyages à Notre Dame de la Délivrande, comme il est encore d'usage en pareille circonstance. Les vœux ne furent pas exaucés. On s'adressa à d'autres saints et saintes réputés pour ces sortes d'opérations, mais toujours en vain. Il n'est pas besoin de vous dire qu'on avait consulté les médecins, voire même les possesseurs de secrets et les charlatans de plus de vingt lieues à la ronde, sans toutefois rien obtenir. Enfin, un jour, la dame de Gueurie lassée d'attendre s'écria avec colère : " Que le diable s'en mêle donc ! ".
Quelques jours après , la dame ressentit les premiers symptômes de la grossesse. Sa joie fut grande et plus grande encore lorsque, neuf mois passés, elle mit au monde une jolie petite fille bien pétillante qui ne devait pas, il est vrai, lui procurer une longue félicité, car, à peine eut-elle le temps de l'embrasser, elle disparut. La surprise fut extrême et le chagrin accablant, mais le temps, qui apporte l'oubli, efface jusqu'ici la trace des peines les plus arriéres. D'ailleurs, une nouvelle grossesse lui procura un fils peu d'années après cet événement; l'année suivante; elle donna le jour à une fille. Le châtelain était au comble de son désir et la noble dame se trouvait bienheureuse.
Les deux enfants furent élevés avec le plus grand soin mais, jeunes encore, ils perdirent leur père qui fut tué dans un combat. C'était, dit-on, un homme qui s'était acquis beaucoup de gloire dans les armes et qui était aimé de tous ceux qui le connaissaient. Son épouse, qui lui était très attachée, fut si touchée de la perte qu'elle venait de faire, qu'elle s'enferma dans un couvent où elle mourut peu de temps après son arrivée. Les enfants se trouvaient maitres du domaine. La demoiselle qui était encore dans un couvent pour son instruction épousa un riche seigneur qui fut épris de sa beauté, de ses vertus et de ses talents. Son frère qui l'aimait tendrement ne voulut pas profiter de l'avantage que lui donnaient les lois; il voulut partager avec elle comme deux êtres qui avaient reçu la vie à la même source. On se réunit donc pour faire les lots, et lorsqu'on fut sur le point de les tirer au sort, on entendit une voix aérienne qui dit : " Et moi, qui suis l'ainée, quel sera mon lot? La voix répéta par trois fois : "Et moi qui suis l'ainée, quel sera mon lot? "
L'étonnement fut grand, quoique le souvenir de quelques mots surpris revînt à la mémoire du frère et de la sœur . On convint de répondre : "Vous, l'ainée, vous aurez le moulin de la Gueurie et les bois". "C'est entendu, répondit la voix; malheur à qui ne respecterait pas maintenant mon domaine ! "
Depuis cette époque jusqu'à la Révolution de 1789, on lui a rendu respect et devoirs. Si l'on voulait couper un bâton ou quelqu'arbrisseau dans son bois, elle le permettait pourvu qu'on lui demandât la permission en soi-même, sinon on se trouvait battu, battu, battu, sans la voir.
Le meunier était chargé de lui donner chaque jour une chaudronnée de bouillie, qu'il devait déposer dans un lieu indiqué près du moulin. Au reste, on lui attribue plusieurs manie . Elle n'a pas permis de terminer certaine maison près du chemin d'Ecouché à Putanges, à peu de distance du château, brisant un jour les croisées, déjoignant un autre jour les pierres ou renversant une partie du toit. Dans la nuit, elle faisait parfois un tintamarre d'enfer ou prenait plaisir à faire crier les chiens d'une horrible manière. Quelquefois encore, elle essayait à éprouver les passants en leur mettant sous la main un mouton qui paraissait perdu, des beaux mouchoirs ou des chaines d'or, et si quelqu'un y touchait avec de mauvaises intentions, elle demandait le motif de l'action. Si l'homme indélicat voulait s'excuser, en disant qu'il croyait ces objets perdus, à l'instant ils disparaissaient de ses mains et elle s'écriait : " Tu ne pouvais croire qu'ils t'appartiennent. En les prenant il fallait former la résolution de les remettre à son propriétaire s'il se découvrait". Et les coups tombaient, tombaient toujours, sans qu'on puisse l'apercevoir.