Le Diable de la Butte de la Motte [Ceton (Orne)]

Publié le 22 juin 2024 Thématiques: Animal , Brigand , Cheval , Diable , Grotte , Nuit , Paysan , Ruse ,

L'accès à la Grande Motte
L'accès à la Grande Motte. Source Google Street Map
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Source: Pitard, P. / Légendes et récits percherons (1875) (6 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: La Grande Motte / Ceton / Orne / France

Au mois de décembre 1768, par une soirée sombre et pluvieuse, un cavalier soigneusement enveloppé dans un grand manteau noir, le chef couvert d'un chapeau de feutre de même couleur, suivait le chemin qui conduit de la Ferté-Bernard au bourg de Céton. Son cheval, également noir, marchait au pas et semblait très-fatigué.
Il avait, depuis quelques minutes, dépassé le pont du château de Glaye, quand le son aigu d'un sifflet retentit au loin. Le cheval, à ce bruit, dressa les oreilles, s'arrêta un instant et poussa un hennissement joyeux. Le cavalier, comme s'il eut attendu ce signal pour y répondre, porta aussitôt à ses lèvres un petit sifflet d'argent, en tira quelques sons modulés d'une certaine façon et continua sa route sans plus se presser.

Sur son chemin, quelques paysans attardés jetèrent sur lui un rapide regard et se signèrent à la hâte. On était à la veille de Noël et le costume de l'étranger était bien fait pour donner à réfléchir aux passants.
Le mystérieux personnage venait d'atteindre le sommet d'une côte quand un chemin qui allait s'encaissant entre deux talus se présenta sur sa gauche. Sans qu'il eut touché la bride de son cheval ni dit une seule parole à l'animal, ce dernier s'engagea sans hésiter dans ce chemin et, bien qu'il eût de la boue jusqu'aux jarrets, parut oublier sa fatigue comme arrivé au terme de sa course. Au bout de quelques minutes, ce chemin s'élargit sensiblement et la plaine se trouva devant eux.

A la pluie qui tombait un moment auparavant avait succédé une neige, fine d'abord, puis plus épaisse; un vent violent venait de s'éleveret soufflait glacial sur le voyageur nocturne, le couvrant, ainsi que sa monture, de flocons blancs qui leur donnaient l'aspect le plus fantastique.
Ils venaient d'arriver au pied d'une butte élevée, garnie sur ses flancs d'épaisses broussailles, et paraissaient chercher un sentier qui les conduisit au sommet, quand un nouveau coup de sifflet, semblant venir d'en haut, retentit.

A ce bruit, un paysan attardé qui observait l'étrange voyageur depuis un moment à l'abri d'une grande haie de coudriers, trahit sa présence par un brusque mouvement qui le fit découvrir.
Le cavalier s'avança vers lui avant de répondre au signal et, quand il fut assez près, lui dit d'une voix qu'à dessein il rendait sépulcrale :
– Qui es-tu, pour te trouver sur mon chemin à pareille heure?
Le paysan, tremblant de tous ses membres, n'osa répondre, mais, d'un mouvement instinctif, fit un grand signe de croix.
– Qui es-tu ? répéta l'homme noir.
– Mathurin Friquet, balbutia l'autre en se signant de plus belle.
– Eh bien, puisque tu as guetté mon arrivée, monte derrière moi, nous allons faire un pacte ensemble et, si je suis content de toi, au coup de minuit, je te donnerai autant d'or que tu pourras en emporter.

Le paysan n'en put entendre davantage : bien convaincu qu'il avait affaire au diable en personne, il tourna les talons, fit quelques pas en courant et se retourna comme font la nuit tous les poltrons: cheval et cavalier avaient disparu !

Il sembla alors à Friquet que ses habits, que l'air étaient imprégnés de soufre. Par suite, malgré la neige qui lui frappait le visage, malgré le peu de solidité du sol qui cédait sous ses pas, il commença une course folle à travers la campagne, poursuivi, à ce qu'il lui semblait, par les éclats de rire de son noir interlocuteur : les champs, les haies, les fossés étaient franchis par lui avec la rapidité que la frayeur seule peut donner.

Enfin, il arriva au sommet d'une côte, d'où l'on découvrait toute la partie du pays qu'il venait de parcourir. Là, essoufflé, il fut forcé de s'asseoir sur un tronc d'arbre pour respirer. Il y resta longtemps dans une prostration presque complète. Depuis son arrivée sur ce plateau, la neige avait cessé de tomber et un temps d'un clair relatif avait succédé aux ténèbres.
Tout tremblant, Mathurin crut apercevoir, sur le haut de la butte de la Motte (ainsi s'appelait le monticule au pied duquel il avait rencontré le cavalier noir), une grande lumière coupée de temps à autre par des ombres qui semblaient s'agiter dans des contorsions bizarres; en même temps il crut entendre des pas venir de son côté. Ce fut le dernier coup de nouveau, la peur le saisit et il tomba évanoui.

Revenons au cavalier:
Quand Friquet lui eût tourné le dos, l'étrange personnage fit faire à son cheval un bond en avant et se trouva aussitôt derrière une énorme touffe de genêts; grâce à la mollesse du sol, les pieds de l'animal ne firent aucun bruit, ce qui fit que quand le paysan se retourna, il ne vit plus rien.
Dès que le bruit des sabots du poltron se fut perdu dans la nuit, l'homme noir s'orienta de nouveau et finit par trouver un petit sentier dans lequel il s'engagea. Ce sentier serpentait le flanc de la montagne. et était presque couvert par les branches des arbustes qui le bordaient, aussi le cavalier était-il obligé de se tenir courbé sur le col de son cheval pour éviter d'avoir à chaque instant le visage fouetté.
Enfin, il arriva sur le plateau formant le point culminant de la butte. A son approche, un autre personnage, également vêtu de noir, sortit des broussailles et alla serrer la main du cavalier, qui mit pied à terre, et tous deux se mirent à causer.

Leur conversation n'avait rien de satanique : l'un de ces hommes était tout simplement le commissionnaire d'une bande de faux-monnayeurs qui apportait à l'autre des espèces fausses à mettre en circulation, et la butte de la Motte était le lieu ordinaire où ils les cachaient en attendant.

Après quelques moments d'entretien, les deux hommes entrèrent dans une petite grotte dissimulée par des broussailles et y prirent un léger repas tout en continuant de causer.
– Ne crains-tu donc point d'être découvert ici ? dit à son compagnon le dernier arrivé.
– Découvert impossible, mes précautions sont bien prises, et la butte de la Motte, cause, la nuit, une si grande frayeur aux paysans qu'ils n'y viendront point dénicher la cachette; d'ailleurs je me charge d'en ôter l'envie à ceux qui le tenteraient. Puis, ils ont une si grande peur du diable, qui, d'après les bruits que j'ai répandus, passe pour l'habiter, que je suis sûr que lorsque la paille va flamber tout-à-l'heure, il y aura plus de cent de ces naïfs qui auront les yeux tournés par ici pour voir le feu qu'ils croiront sortir de l'enfer.

Minuit allait sonner. Les faux monnayeurs retournèrent où le cheval était attaché. Un tas de paille sèche fut placé à l'endroit le plus en vue et, au premier coup de cloche, il s'enflamma. Quand la douzième vibration se fut éteinte, un grand tapis mouillé fut jeté sur la paille et en comprima la flamme instantanément. Les deux hommes firent disparaître les traces du feu et quelques minutes après ils se quittaient en se donnant rendez-vous pour une autre époque.

Le lendemain, un peu avant la grand'messe, un groupe d'une trentaine de paysans se tenait, devant l'église de Céton, autour de Mathurin Friquet, qui leur racontait l'histoire la plus fantastique qu'on puisse imaginer sur sa rencontre de la veille.
– C'est bien vrai, ajoutait ensuite un de ses auditeurs, parce que c'est moi qu'ai ramassé le pauvre gars auprès de l'arbre où il était tombé sans connaissance; j'ai vu aussi le feu sur la butte de la Motte : il s'est éteint juste au dernier coup de minuit que sonnait la cloche placée à l'entrée du souterrain qui renferme le trésor.
– Cela ne m'étonne plus à présent, dit un autre, c'était bien le diable lui-même que j'ai rencontré sur la route de la Ferté; son cheval avait des cornes et ses yeux lançaient du feu.

Un quatrième raconta autre chose et tous, à la fin, se séparèrent bien convaincus que le diable était venu la veille passer quelques instants dans leur pays.

Dans la suite, d'autres naïfs ajoutèrent encore à ces récits voilà pourquoi il se trouve encore aujourd'hui des gens qui sont persuadés que tous les ans, pendant la nuit de Noël, Satan vient en personne visiter les trésors cachés dans la butte de la Motte, au nombre desquels se trouve une énorme cloche en argent, sur laquelle sa majesté infernale frappe elle-même les douze coups de minuit.

En 1849, quelques jeunes gens allèrent passer une partie de la nuit de Noël sur le sommet de cette butte. Ils y firent un grand feu autour duquel ils s'assirent pour manger du boudin et boire du cidre doux qu'ils avaient apporté. Le lendemain, ils eurent le malheur de parler de cette excursion à quelques bonnes femmes, et de soutenir qu'en fait de diable ils n'avaient rien vu; mal leur en prit: on les montra au doigt, en les appelant maudits et en leur assurant qu'ils mourraient sur l'échafaud. Jusqu'à présent, Dieu merci, la prédiction ne s'est réalisée pour aucun d'eux. Trois sont morts, il est vrai, mais l'un a été tué sous les murs de Sébastopol; l'autre pendant la campagne d'Italie; le troisième est mort de maladie, comme M. de la Palisse.


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