Sur le route de Mortagne à Alençon, près des ponts de Montizambert, commune de Buré, se voit aujourd'hui une butte artificielle. Cet emplacement était, au XIVe siècle, occupé par une antique demeure féodale, dont le châtelain, Ernult de Montizambert, comme la plupart des nobles du temps, considérait ses vassaux comme de véritables bêtes de somme. Aussi, s'ils avaient à se plaindre des déprédations des coureurs de grands chemins et des maraudeurs ce qui, à cette époque, n'était pas rare, se gardaient-ils bien d'aller réclamer sa protection, dans la crainte que le secours qu'ils auraient pu en obtenir ne leur fut plus préjudiciable que le mal qu'on leur avait fait.
Ernult, veuf depuis plusieurs années, avait une fille unique qu'il aimait beaucoup. Elle avait vingt ans, était petite, frêle, avec une figure angélique dont le teint pâle faisait ressortir davantage la couleur noire de sa longue chevelure. La tristesse se lisait toujours dans ses yeux noirs, où souvent perlait une larme. Une des causes de cette tristesse n'était un secret pour personne : elle regrettait sa mère, mais il en était un autre que tout le monde ignorait et qui devait rester ensevelie au plus profond de son cœur.
La pauvre enfant était atteinte d'un mal qui ne pardonne pas et qu'elle tenait de celle qui lui avait donné le jour, de plus, elle était boiteuse par suite d'un accident dont elle avait été victime dans sa tendre jeunesse; mais cette infirmité, légère d'ailleurs, était largement tempérée par les nobles sentiments qu'avait su placer dans son cœur sa noble mère, aidée des conseils du chapelain de Montizambert.
Un jeune seigneur des environs, qui fréquentait le château de son père, avait pour elle quelques attentions, sans cependant penser à s'en faire aimer. Involontairement Harvise, c'était son nom, s'était sentie entraînée vers le beau cavalier. Pendant un certain temps, aveuglée par le nouveau sentiment qui s'était emparée d'elle, elle caressa l'idée que l'objet de ses pensées se déciderait quelque jour à demander sa main. Elle fut désabusée d'une manière cruelle.
Le chapelain du château, qui surprit son secret en l'observant, voulut essayer de lui rendre le repos. A cet effet, un jour que le gentilhomme aimé se promenait sous les grands arbres ombrageant la chapelle, il l'aborda et essaya de connaître sa pensée.
Par une manœuvre adroite, il l'amena à parler d'Harvise, et vanta ses qualités, sa figure, sa naissance. Son interlocuteur répondit, avec une nuance de dédain très marquée, que tout cela était vrai, mais qu'un noble homme ne consentirait point à la prendre pour femme, attendu qu'elle n'avait que peu de vie et qu'elle était crochue.
La pauvre demoiselle qui, à ce moment sortait de la chapelle où elle avait été prier pour sa mère, entendit la fin de cette conversation et resta comme pétrifiée. Elle attendit derrière un des arbres que les deux hommes fussent éloignés, puis gagna sa chambre où elle s'enferma pour pleurer.
A partir de ce jour, elle résolut d'étouffer son fatal amour. Pour y parvenir, elle consacra tout son temps à soulager les pauvres et les malades. Sans cesse on la voyait aller de chaumière en chaumière porter des secours et des consolations; si bien que les vassaux de Montizambert, lorsqu'ils avaient quelque chose à réclamer, s'adressaient toujours à Harvise, qui se faisait leur interprète auprès de son père et obtenait presque toujours ce qu'elle demandait.
Mais, hélas! ce fut en vain, le mal et surtout le chagrin qui la consumaient finirent par l'emporter. Un jour, sa gouvernante la trouva morte dans son lit, morte sans avoir avoué son secret.
Le matin de sa mort et tous les jours qui suivirent, les vassaux d'Ernult trouvèrent dans un grand champ, au pied de la butte du château, un énorme gâteau près duquel était placé un couteau d'or massif destiné à le partager. Le tout avait été apporté la nuit par le fantôme de la jeune fille qui voulait, même après sa mort, contribuer au soulagement de ceux qui lui avaient aidé à supporter le plus longtemps possible son chagrin. Les paysans, dès lors, l'appelèrent la fée.
Longtemps le couteau d'or fut respecté, mais un jour un voleur s'en étant emparé, un grand cri d'angoisse retentit dans la nuit, et oncques ne vit plus jamais ni couteau ni gâteau. Le fantôme seul de la fée se montra quelquefois, demandant aux passants, d'une voix larmoyante, qu'on lui rendit son couteau d'or.