Quand les temps furent accomplis, Satan résolut d'envoyer son antéchrist, appelé Bonaparte, afin de lui conquérir le monde. Il le tira d'une ile déserte et le fit tzar des Français, un peuple de diables qui habite aux confins du monde, plus loin que Moscow, plus loin que Saint-Pétersbourg, plus loin même que l'Allemagne, tout près de la Bretagne, où l'on voit des géants, des hommes à deux têtes, et le dauphin gigantesque qui porte la terre sur son dos.
Or, la mission de Bonaparte était presque terminée, quand il vint chez nous. Comme c'était un malin esprit, il avait réservé les Russes pour la fin, parce qu'il en avait peur, Mais son destin le poussait vers le Nord. Ce monstre s'abattit donc sur la sainte Moscowie, ainsi qu'un chasse-neige, avec ses douze satellites, et ne laissa que le désert partout où il passait.
Notre cher tzar, pour décider du châtiment de ce coupable, dit alors : « Un esprit, c'est bien; deux, c'est trop.» (Die gute sind drei). Il rassembla alors tous les rois, là-bas, dans une grande ville, du côté du Danube, pour aviser. Puis il s'assit à la première place, sous les saintes ikones, après avoir reconduit Bonaparte chez lui. Les princes allemands étaient groupés autour de notre père, comme des mouches le long d'un mur. Près de la porte, se tenait le roux Anglais, épiant tout le monde et prêt à profiter de la moindre discussion pour dévaliser chacun. On décida du sort de Bonaparte. « Il faut le renvoyer dans son ile déserte, » dit l'un. « Il faut le brûler, dit un autre. « Il faut l'écarteler,» ajouta un troisième. « Il faut le tuer d'un coup de canon" répartit un roi qui avait donné sa fille à Bonaparte.
Alors notre roi se leva, et dit : « Soyez tous contents, mes petits pères. On l'emprisonnera dans une île déserte, on le tuera d'un coup de canon, on le brûlera, on l'écartèlera, on bourrera ensuite le même canon avec sa cendre pour qu'il ne reste pas trace de son passage sur la terre qu'il a profanée. »
La sentence fut exécutée point pour point; mais comme Bonaparte était l'antéchrist, cela ne lui fit aucun mal, et il revint l'année suivante plus féroce que jamais.
On se mit à sa poursuite, encore qu'il voulût amadouer chacun par ses mensonges et ses artifices, et l'on eut toutes les peines du monde à l'attraper, alors qu'il cherchait à revenir sur la noble Russie. Le conseil se réunit encore, mais personne ne souffla plus mot. Seul notre Père, qui connaissait ce diable (parce que, autrefois, sur un radeau près du Niémen, il avait été en proie pendant dix-sept jours à ses tentations et qu'il y avait résisté), s'écria :
« Il faut l'envoyer aux travaux forcés en Sibérie ; j'aurai soin de sa garde. » Les princes Germains acquiescèrent. Mais le roux Anglais, qui n'avait pas encore parlé, se leva et dit : « Puissant Tzar! je connais tout au bout du monde un endroit où il n'y a ni ciel, ni terre, ni soleil, mais seulement un espace libre pour le passage du vent. Il y a là une sentinelle qui bouche à elle seule la porte de l'ile dont j'ai la clef. C'est là qu'il faut envoyer Bonaparte. - « Soit répondit notre Père. »
On y mit Bonaparte et il y est encore, malgré toutes les tentatives qu'il a faites pour en sortir. »