A l'heure des mauvaises rencontres, dans le chemin creux, sous les chênes, qui voyage là-bas?
Damné ou chrétien, femme ou fantôme, je ne sais, cela se glisse à la lisière du bois vite, vite, ou bien à pas de loup, dans le brouillard bientôt perdu. Epaisse est la brume sur les gours de la Tessonne; froide comme l'aile d'un oiseau de nuit, elle tournoie sur les herbes et flotte comme un drap noir semé de larmes blanches; le brouillard a l'odeur de soufre, il sent la fièvre; il y a quelque chose de la mort sous ce linceul humide.
Oui, la morte, c'est une ville! Elle est là couchée, avec son église, ses maisons, ses remparts! Le rivière qui lavait ses murs, dans son cours changé, se roule comme un serpent sur ses fondations; ses rues sont des fossés d'eau croupie; ses places, des mares d'eau verte. Çà et là, cachées parmi les saules et les vernes, de chétives maisons bâties de débris, un vieux moulin dont la roue grogne et pleure, un vieux petit château aux caves comblées, aux voûtes basses : voilà tout ce qu'il reste de la grande ville de l'Espinasse.
Mais à travers la brume, plus haute que les hauts peupliers, se dresse, seule, au milieu des marais et des basses terres, la grande tour carrée; autant on voit de la forteresse au-dessus du sol, autant en est englouti dessous à minuit, à la pluie et au vent, il en sort un murmure triste comme un miserere. Voilà l'Espinasse, la nuit! D'aucuns disent avoir vu, au bord de la Tessonne, un fantôme de femme qui pleure, pleure et regarde couler l'eau : c'est l'ombre de la ville; sa robe est de brouillard tissée, ses pieds nus déchirés par les ronces se baignent dans la boue, sa tête est salie de limon. Elle pleure du feu. Demain au lever du jour, l'enfant qui jouera sur ces bords amassera ces pleurs figés, des cailloux couleur de flamme, avec lesquels il jouera sans penser à la maudite.
Vivante, elle appartint au comte de Châteauguet, homme plus méchant qu'un épervier et dont on raconte plus d'une cruelle histoire. Ses foires renommées attiraient les marchands des trois provinces, Bourgogne, Bourbonnais et Forez; la protection du château fort d'abord enhardissait les riches étrangers, et les halles du seigneur étaient remplies des denrées les plus rares. Si l'on en croit les vieux papiers, le comte savait fort bien, au passage, faire déraguer (vomir) les poches bouffies d'or et, pour des cravates de soie, rendre des cravates de chanvre; mais, les vieux papiers, c'est si menteur!
C'était un brigand, celui-là; il avait une barbe plus grande que son sabre, comme on le peut voir encore peint sur la cheminée du château de Becquelandière. Quel dommage que la ville de l'Espinasse fut la propriété de ce parpaillot! Combien la grande tour vit d'assauts et de crimes! combien la salle de justice vit de tourments! Être vaincu ou mourir, telle est la sentence que les savants du pays lisent au-dessus de la porte. Hélas! le plus fort mangeait le plus faible. Combien de fois la chapelle entendit la messe des morts et la cloche des condamnés! Au pied même de la tour, s'ouvre un tombeau à moitié noyé dans l'eau, et les petits enfants font en passant injure au cruel baron qui y est enterré.
Saint-Rigaud, Saint-Rigaud est, pour ses mauvais coups,
Enterré dans l'eau jusqu'aux genoux!
Mais, depuis ce temps, bien des jours ont passé derrière la montagne. Les os de ces seigneurs sèchent à présent sous les dalles de la Bénissons-Dieu. Il fait bon voir le soleil après les mauvais jours d'hiver. Maintenant tout est changé de bonnes terres s'étendent sur la ville; les fermiers se prennent les mains d'aise de voir les beaux froments; le tribunal est devenu un grenier. Parlerai-je du maître? Non, les pauvres vous raconteront sa bonté, car ils lui demandent sans honte; on l'a vu pleurer à la mort d'un domestique! Il avait un fils, c'était trop bon pour rester par ici, il s'est envolé comme les pigeons qui nichent dans la tour.....
Mais l'ancien seigneur de Becquelandière et de l'Espinasse n'était point de la famille des braves gens. C'était un franc luron qui ne craignait pas de lever le coude ni de caresser le bouchon. Un soir que le bichelin (pot à boire) à sa table avait trotté plus que de raison: «Par les cent diables, s'écria-t-il, je me sens ce soir tout aggravé (accablé de fatigue); j'ai jusqu'ici mené la vie par le bon bout, il est temps de me convertir qu'on m'aille quérir un moine de Noally. » Et gens de courir au moutier.
Le bon moine, tout aise de tirer des griffes du père des diables une âme aussi bretonnée( tâchée), arrive tout recru, et dévotement fait sa prière au lit du seigneur moribond; l'assistance tombe à genoux; de dessous les draps blancs, sort un bouc cornu à la grande barbe et bêlant à en faire pâmer les chèvres du taillis; un béguin couvre ses oreilles, et ses yeux de travers brillent comme deux cierges.
Le seigneur baron sur le coup paraît, le poignard à la main, les pistolets chargés jusqu'à la gueule : « Moine, mon ami, tu vas donner à cette bête ce que tu portes là !» Le religieux, plus pâle que l'hostie, fait le signe de croix et avale le corps et le sang de Notre Seigneur! A l'instant, un grand bruit retentit au fond de la Tessonne: tout s'engloutit, l'Espinasse et le baron maudit!... On dit tous bas qu'à minuit on entend dans les prés un sabbat d'enfer, des chars qui roulent, des cloches qui sonnent, des enfants qui crient; les follets brillent, et, chaque nuit, la grande tour s'enfonce au moins d'une demi-ligne dans la terre.
Le fantôme de la ville pleure, pleure et regarde couler l'eau. Qui consolera la femme affligée? qui relèvera la ville de l'Espinasse ? Le vieux moulin tourne, tourne toujours; la fièvre fait ses ravages; la haute tour n'a plus que les quatre murs, et les chats-huants y hurlent. Mais les froments se dorent sur les ruines; la salle des tortures est devenue un grenier. Les vieilles femmes seules, à la veillée, se souviennent qu'il y ait eu là une ville. Becquelandière est perdu au fond des bois. Et si quelque seigneur se promène à travers ses riches domaines, les paysans le saluent de toutes leurs bénédictions.